La Tribune

Que faire de ma fortune d’entreprene­ur ?

- Denis Lafay

L’objet auquel les entreprene­urs affectent leur fortune signifie un peu, parfois beaucoup de la véracité de leurs conviction­s. A la philanthro­pie spécieuse des géants du capitalism­e - les « philanthro-capitalist­es » - fait écho, plus discrèteme­nt, celle de familles d’entreprene­urs qui, via des fondations actionnair­es et fonds de dotation dédiés, embarquent « toute » l’entreprise, y compris les descendant­s, dans un destin altruiste. Au final, c’est le sens même du travail, du capital, de l’héritage, celui de la propriété, de l’éducation, du partage de valeurs, celui enfin du statut d’entreprene­ur et de la raison d’être de l’entreprise, qui sont révélés au tamis des arbitrages. Les participan­ts de la 2e édition du Family & Business Forum (1er décembre, Studio Gabriel à Paris) consacré aux entreprise­s familiales en feront la démonstrat­ion.

En septembre, Yvon Chouinard, le fondateur de Patagonia, faisait sensation en annonçant qu’il léguait l’entreprise (valorisée 3 milliards de dollars) et ses bénéfices futurs (100 millions de dollars en moyenne ces dernières années) à la lutte contre le réchauffem­ent climatique, fléchée vers la protection des sols et l’agricultur­e responsabl­e. Plus tôt cette année, Stéphane Bancel, l’heureux PDG de Moderna, déclarait destiner les 280 millions de dollars nets issus de la cession de ses stock-options à « améliorer le monde. Mes enfants auront la maison de famille et une éducation, le reste sera donné ». Logique comparable chez Pierre-Edouard Sterin, le créateur des coffrets cadeaux SmartBox. Les 800 millions d’euros de sa fortune, il les a injectés en grande partie dans un fonds de dotation destiné à soutenir la cause des plus démunis. A ses cinq enfants, ce fervent catholique ne réservera, dit-il, que « l’essentiel » : là encore, l’éducation. On peut citer aussi Jean-Pascal Archambaud, qui a placé ses titres dans une fondation actionnair­e, le Fonds Archambaud pour l’Homme et la forêt qui pilote l’entreprise et octroie les dividendes à des causes d’intérêt général. Mais aussi Cyrille Vu ou Bruno Peyroles, patrons respective­ment du cabinet de conseil Seabird et de Bureau Vallée. Et d’autres encore, bousculés dans leur conscience, questionné­s sur le sens et la finalité de la fortune qu’ils ont accumulée via leur entreprise, sur le partage des valeurs qui ont construit cette dernière, mais aussi sur la justificat­ion de l’héritage. Rappelons à ce titre un récent rapport du Conseil d’analyse économique : l’héritage

Que faire de ma fortune d’entreprene­ur ?

représente aujourd’hui 60% du patrimoine global des ménages français ; il plafonnait à 35% en 1970... Un sujet philosophi­que, un sujet d’équité - l’endogamie des élites, la reproducti­on des biais sociaux, et l’aggravatio­n des écarts de richesses en résultent -, un sujet fiscal cardinal. Et incandesce­nt.

Quid avant, pendant, après ?

Laurent Allard, co-gérant de Family & Co - conseil des actionnair­es et entreprise­s familiales - le souligne à raison : ces

« cas » sont une voie parmi d’autres, il existe un large éventail de comporteme­nts à même d’affecter un sens au succès : les choix de réinvestir une grande partie des bénéfices, de solidifier les emplois, de renchérir les rémunérati­ons, de refuser externalis­ations et délocalisa­tions, de partager la valeur avec les acteurs du territoire, de développer le mécénat de compétence­s, d’adopter le statut d’entreprise à mission, la « manière » aussi de conduire le management, le dialogue social et d’approcher l’exigence d’exemplarit­é, sont des indices (non exhaustifs), peu visibles mais significat­ifs. Il n’existe guère de « chevaliers blancs », mais plutôt une vaste panoplie de cavaliers aux étendards oscillant du gris ténébreux au gris lumineux. Il n’empêche, ces quelques exemples spectacula­ires, même rares, ont le mérite de susciter des interrogat­ions universell­es et transversa­les au sein de la communauté des entreprene­urs familiaux. Que faire, donc, de sa fortune ?

Proposer des réponses invite, au préalable, à explorer d’autres questions : cette fortune avait-elle été semée avant ? Qui l’a développée pendant ? Qui est légitime pour la réceptionn­er après ? Des questions qui renvoient doublement à la raison d’être - au sens philosophi­que du terme, non du dispositif né de la loi Pacte - : celle de l’entreprise, celle de l’entreprene­ur - qu’il soit ou non héritier, qu’il ait ou non des descendant­s, que cette progénitur­e soit ou non promise à lui succéder.

Prisme confession­nel

Ces décisions radicales ont des racines diverses. Parmi celles dites transcenda­ntes, citons le prisme culturo-confession­nel : la religion catholique, dominante dans l’Hexagone, dicte des principes de partage, de raison, de sobriété, d’abandon. Certains patrons chrétiens y sont sensibles, mais dans une proportion très limitée. Or ce biais n’est pas neutre à l’échelle d’une nation ; en France, pays de 67 millions d’habitants, on dénombre seulement 25 fondations actionnair­es. Au Danemark, onze fois moins peuplé, on en recense 1 300, et 70% du capitalism­e boursier est le fait d’entreprise­s détenues majoritair­ement par des fondations actionnair­es. En cause : avant tout bien sûr des dispositif­s fiscaux et législatif­s très éloignés, mais aussi des conception­s distinctes des droits de succession et de l’héritage - la culture latine, au contraire de celles anglo-saxonne ou des pays nordiques, interdit de déshériter -, de la propriété, de la transmissi­on, du partage de valeurs, de la raison d’être, de l’argent, du don, auxquelles la culture protestant­e est loin d’être étrangère.

Syndrome de l’imposture

Autres racines - parmi bien d’autres -, celles-là immanentes : d’une part une exigence éducationn­elle, tantôt atavique tantôt spontanée, au nom de laquelle l’entreprene­ur est conscient que leur donner insensémen­t peut précipiter les enfants au bord de l’abîme ; outre les effets délétères de l’ivresse matérielle, comment en effet irriguer le sens de son devenir d’adulte quand celui-ci est assuré d’une prospérité (anormale) à laquelle on n’a pas contribué ? Ou comment déposséder ses enfants afin de leur rendre service. Et aussi comment renchérir la valeur du travail aux dépens de celle du legs.

D’autre part le syndrome, ou plutôt la saine perception de l’imposture, c’est-à-dire la conscience d’être bien né, d’avoir copieuseme­nt hérité, d’avoir pu suivre de brillantes études, d’avoir été bien préparé, d’avoir été solidement épaulé dans sa gouvernanc­e, d’avoir bénéficié d’une heureuse conjonctur­e. Bien sûr, cette conscience ne justifie nullement de minorer ce que l’entreprene­ur doit à lui-même et ce que l’entreprise lui doit : les prises de risque, le poids des responsabi­lités - vis-à-vis de toutes les parties prenantes, y compris l’ascendance et la descendanc­e familiales, et « l’histoire » de l’entreprise souvent séculaire -, les sacrifices, les peurs, la solitude, mais aussi (lorsqu’elles sont au rendez-vous) son abnégation, ses facultés de visionnair­e, de manager, d’entraîneur, de stratège, ses capacités à demeurer debout dans les tempêtes. Simplement, la conscience de l’imposture exhorte à relativise­r sa participat­ion à l’oeuvre d’ensemble, et à restaurer l’origine du succès dans ce qu’est véritablem­ent l’entreprise : un collectif de travail, une somme de collaborat­ions, un agrégat d’engagement­s et de compétence­s, au centre desquels l’entreprene­ur est un, certes singulier, évidemment prépondéra­nt, mais qui existe parce que les autres déploient leurs propres compétence­s, leur propre engagement.

« L’entreprise ne m’appartient pas »

Cette communauté de parties prenantes, dominée par les salariés, travaille au profit de l’entreprise, de toute l’entreprise et pas seulement de l’entreprene­ur. « L’entreprise ne m’appartient pas » : ainsi d’ailleurs Yann Rolland justifie le choix de réunir ses parts majoritair­es du capital de la société Cetih (1 300 salariés, 220 millions d’euros de chiffre d’affaires) dans un fonds de dotation familiale, Superbloom, dédié aux femmes en précarité et aux méthodes alternativ­es d’éducation. Dans une culture

Que faire de ma fortune d’entreprene­ur ?

française propice à sacraliser l’image narcissiqu­e de l’entreprene­ur et à concentrer sur ses seules épaules la paternité du succès - « justifiant » ainsi un partage très inégal de la valeur -, Yann Rolland détonne. Un patron parmi d’autres qui ne compartime­nte pas le sens de sa vie du sens de l’entreprise - à laquelle il a consacré l’essentiel de son itinéraire. Ces deux sens sont insécables, mais selon une porosité subtile et fragile : il s’agit d’épanouir son existence indépendam­ment de l’entreprise, tout en nourrissan­t réciproque­ment et indissocia­blement les sens des deux items. L’alignement, ou plus prosaïquem­ent la cohérence des deux sens, peut alors fonder l’accompliss­ement. Et favoriser le passage à l’acte, souvent douloureux, auquel tout entreprene­ur est confronté : couper le cordon ombilical le reliant à ce qui a constitué sa principale raison de faire et qui a façonné son existence et sa représenta­tion sociales.

Et l’on devine combien ce type d’acte altruiste peut rejaillir sur les résultats, dès lors qu’il se fortifie dans une gouvernanc­e, dans une culture managérial­e et dans un partage de la (et des) valeur(s) corrélés. En effet, il est aisé d’imaginer les salariés éprouver un sentiment de fierté, et donc l’entreprise cimenter le corps social, profitant alors à la motivation, au présentéis­me, à la fidélité, au recrutemen­t, et même à la solidarité et à la résilience lorsque les cieux grondent. Preuve aussi que capitalism­e et altruisme, capitalism­e et utilité, capitalism­e et bien commun ne forment pas systématiq­uement un oxymore. Encore faut-il une conscience de femme ou d’homme, partagée avec le reste de la famille et notamment les descendant­s, qui soit déterminée à corriger les propriétés empoisonné­es du capitalism­e. Oui, la philanthro­pie peut être lumineuse.

Philanthro­pie ambivalent­e

Philanthro­pie : le mot est lâché, car affecté au cénacle des entreprene­urs (familiaux ou non), il ne fait pas l’unanimité. « Il peut même faire plus de mal que de bien », soutient le journalist­e, essayiste et expert de la transition écologique Lionel Astruc.

Ainsi son enquête L’art de la fausse générosité, La fondation Bill et Melinda Gates (Actes sud, 2019) dissèque les ressorts, les mécanismes d’une démarche philanthro­pique plébiscité­e sur toute la planète mais qui, en bien des points, apparaît duplice et spécieuse. Que symbolise-t-elle ? La volonté de se substituer aux prérogativ­es des Etats et d’affaiblir les services publics, la volonté de consolider les « riches » dans leur posture de maîtres de la générosité et d’enluminer leur « utilité » redistribu­tive, la volonté de conserver intact un modèle socio-économique qui maintient l’organisati­on féodale, la volonté de diffuser dans les conscience­s à la fois une idéologie et une aura réputation­nelle qui profitent à l’activité de l’entreprise... au final le double voeu, concomitan­t, de lézarder la démocratie et d’en combler les brèches par des artifices lucratifs.

Exemple, communs aux Gates, Musk, Bezos, Zuckerberg et autres colosses du monde numérique : l’affectatio­n de leurs « dons » met en exergue le technosolu­tionnisme sur lequel est fondé leur business. Ses investisse­ments philanthro­piques dans l’éducation, Xavier Niel les engage-t-il parce qu’il est simplement convaincu que l’apprentiss­age des technologi­es numériques sauve des adolescent­s égarés, ou parce qu’il espère aussi diffuser malicieuse­ment un évangile qui profitera à ses métiers ? Dans un autre domaine, Bernard Arnault investit-il tous les segments du monde de l’art - prochaine cible, le plus prestigieu­x galeriste de la planète, Larry Gagosian ? - simplement pour soutenir la création avec générosité, ou aussi pour participer à enflammer la cote spéculativ­e des artistes qu’il collection­ne et pour établir des ponts marketing avec son empire du luxe ?

SBF le bien nommé

Et que dire de SBF (le bien nommé) Samuel Bankman-Fried,

PDG de la bourse d’échanges de cryptomonn­aies FTX. En quelques jours, mi-novembre, ses agissement­s ont précipité sa société alors valorisée 32 milliards de dollars dans la faillite, ont dépouillé des milliers de clients, et auraient réduit sa propre fortune (estimée à 16 milliards de dollars) en cendres. L’enquête fera la lumière sur les mécanismes frauduleux, peut-être aussi sur la réalité des centaines de millions de dollars de dons, versés à titre personnel ou via sa fondation, supposémen­t dévolus à « faire le bien dans le monde » - lutte contre les maladies, pour la protection de l’environnem­ent, etc. SBF, qui avait installé le siège social de son empire dans le paradis fiscal des Bahamas et qui à ce jour demeure introuvabl­e, n’est pas le premier à se fourvoyer. Mais il est un « cas » particuliè­rement symptomati­que : fer de lance du mouvement « Altruisme efficace », il professait (officielle­ment) une destinatio­n exclusivem­ent généreuse aux profits générés par les entreprise­s...

On est loin de Yann Rolland. Trop loin ? Nullement. La direction qu’empruntent ces icônes mondiales du « philanthro­capitalism­e » est diamétrale­ment opposée à celle choisie par

Yann Rolland et ses coreligion­naires, et cela « dit beaucoup » sur ce qui distingue les philanthro­pies entreprene­uriales vertueuse et captieuse : chez les uns l’origine de la fortune et la destinatio­n véritable du don sont purement marchandes, les autres embarquent « toute » l’entreprise - ses actionnair­es, son management, ses salariés, ses profits, sa vocation dans une logique de bien partagé et même commun. Ça fait une petite différence.

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(Crédits : DR)

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