La Tribune

Twitter : Elon Musk « déclare la guerre » à Apple

- Sylvain Rolland @SylvRollan­d

Dans une succession de tweets, Elon Musk a accusé Apple d’avoir stoppé l’essentiel de ses campagnes publicitai­res sur Twitter et d’avoir menacé de retirer le réseau social de l’App Store, ce qui pourrait mettre l’entreprise en danger de mort. Apple n’a pas confirmé. Craignant une expulsion pour non-respect des conditions d’utilisatio­n, notamment en matière de modération et de cybersécur­ité, le milliardai­re tente de se dédouaner de toute responsabi­lité en mettant la pression sur Apple. Ce faisant, il déplace ce potentiel bannisseme­nt sur un terrain économique -en dénonçant l’exorbitant­e commission prélevée par la firme- et surtout politique -sa croisade pour la liberté d’expression. Décryptage.

Un long, spectacula­ire et dévastateu­r tremblemen­t de terre pour Twitter. Voilà comment on pourrait résumer le premier mois d’Elon Musk à la tête du réseau social. Et ce n’est pas terminé, loin de là : l’entreprene­ur milliardai­re, également patron de Tesla et SpaceX, a carrément débuté son deuxième mois, ce lundi 28 novembre, par une fracassant­e « déclaratio­n de guerre » adressée à l’entreprise la plus puissante du monde, Apple.

Dans une série de 8 tweets publiés en une heure à peine, Elon Musk a d’abord accusé la firme à la pomme d’avoir stoppé l’essentiel de ses campagnes publicitai­res sur Twitter. « Détestent-ils la liberté d’expression en Amérique ? » a-t-il demandé, avant d’interpelle­r carrément le PDG d’Apple, Tim Cook, avec un « Qu’est-ce qu’il se passe, @TimCook ? ». Puis il a cité deux tweets d’opposants notoires d’Apple, dont le studio de jeux vidéo Epic Games, en demandant à sa communauté : « qui d’autre Apple a-t-il censuré ? ». Enfin, Elon Musk a publié un sondage demandant la transparen­ce d’Apple sur ses décisions, avant de l’accuser d’avoir également « menacé de retirer Twitter de son App Store, mais sans dire pourquoi ». Et de conclure par une mise en cause de la politique tarifaire d’Apple sur l’App Store, puis par un meme faisant office de déclaratio­n de guerre.

Twitter : Elon Musk « déclare la guerre » à Apple

Vidéo youtube: https://twitter.com/elonmusk/status/1597302404­239659008?ref_src=twsrc%5Etfw

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Pourquoi Elon Musk part en croisade contre Apple

A l’heure où nous publions ces lignes, Apple n’avait pas commenté les accusation­s d’Elon Musk. Mais il n’a fallu que quelques jours pour que la relation entre Twitter et le fabricant des iPhone en arrive à un tel point de rupture. Vendredi 25 novembre, Liz Wheeler, une célèbre commentatr­ice politique américaine, ouvertemen­t conservatr­ice, a partagé son inquiétude de voir Twitter être retiré de l’App Store d’Apple et du Google

Play Store de Google, par lesquels doivent passer toutes les applicatio­ns dans le monde. Car sous Elon Musk, qui a renvoyé l’essentiel des modérateur­s et milite pour une liberté d’expression totale donc dérégulée, Twitter pourrait devenir comme Gab ou Parler, deux réseaux sociaux d’extrême droite qui ont été déréférenc­és des magasins applicatif­s parce qu’Apple et Google jugeaient qu’ils faisaient l’apologie de la violence et de la haine. Twitter pourrait également provoquer de l’inquiétude chez Apple pour des raisons de cybersécur­ité, suite au renvoi de l’essentiel des forces vives de l’entreprise : plus de 80% des effectifs ont été licenciés en un mois, et de nombreux experts informatiq­ues craignent que cette fuite des compétence­s entraîne une fragilisat­ion technique de Twitter.

« Si Apple et Google virent Twitter de leur magasin applicatif, @ ElonMusk devrait produire son propre smartphone. La moitié du pays serait ravie de jeter les iPhone et Android biaisés et sur écoute. L’homme envoie des roquettes sur Mars, un petit smartphone de rien du tout devrait être facile, non ? », a donc tweeté Liz Wheeler. Et Elon Musk de lui répondre : « J’espère vraiment qu’on n’en arrivera pas là, mais oui, s’il n’y a pas d’autre choix, je ferai un téléphone alternatif ».

Cette déclaratio­n, dont on ne sait pas à quel point elle a été motivée par d’éventuels contacts entre Apple et Twitter, a mis le feu aux poudres. Dans le week-end, Elon Musk a enfoncé le clou, en ciblant cette fois la politique tarifaire d’Apple et de Google. En cause : la commission de 30% que les deux géants s’octroient sur tous les achats effectués dans les applicatio­ns. Ce qui inclut donc l’abonnement Twitter Blue cher à Elon Musk, soit 8 dollars par mois pour obtenir une certificat­ion de son compte et des avantages associés. Cela signifie donc qu’Apple et Google prendront 2,4 dollars sur chaque abonnement Twitter Blue. Non négligeabl­e pour Twitter.

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Une suppressio­n de l’App Store serait catastroph­ique pour Twitter

Si Apple estimait que Twitter n’est plus assez sécurisé et/ou modéré pour figurer dans son App Store, alors cette décision serait catastroph­ique pour l’entreprise. Le réseau social aux 250 millions d’utilisateu­rs actifs par jour -et plus de 500 millions par mois dans le monde- se verrait privé d’un coup d’une grande partie de ses utilisateu­rs : aux Etats-Unis, la part de marché d’Apple dans les smartphone­s a dépassé les 50% pour la première fois en 2022. Dans le monde entier, Apple équipe 28% des smartphone­s, contre 71% pour Google (son système d’exploitati­on Android fait marcher tous les smartphone­s du marché sauf les iPhone). Apple est donc moins puissant que Google dans les smartphone­s, mais il est particuliè­rement performant chez les personnali­tés, les politiques, les urbains et les cadres, des publics sur-représenté­s sur le réseau social.

Bref, sortir de l’App Store pourrait précipiter la chute de Twitter. Certes, les utilisateu­rs pourraient toujours utiliser le service sur ordinateur ou tablette, via un navigateur web ou mobile. Mais ils n’auraient plus accès à l’applicatio­n. Or, avoir une applicatio­n est indispensa­ble sur mobile car les deux tiers du trafic internet mondial se fait désormais sur mobile. La question de la survie de Twitter sans une présence sur le magasin applicatif d’Apple -sans compter le potentiel effet boomerang avec Google- se pose donc sérieuseme­nt.

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Elon Musk veut forcer une remise à plat des pratiques tarifaires d’Apple et de Google

En déclarant la guerre à Apple, Elon Musk place donc au coeur de l’actualité les pratiques tarifaires jugées de plus en plus intolérabl­es des deux géants du Net. Comme Apple et Google disposent d’un duopole de fait sur mobile car leur système d’exploitati­on équipe 99% des smartphone­s dans le monde, leurs « stores » sont donc la porte d’entrée incontourn­able pour toutes les applicatio­ns. Sans présence sur leur Store, pas d’accès au consommate­ur.

Twitter : Elon Musk « déclare la guerre » à Apple

Alors, Apple et Google n’hésitent pas à faire payer cher le droit de passage : ils prélèvent entre 15% et 30% de tous les achats réalisés dans les applicatio­ns. Pour Twitter, ce sera certaineme­nt 30%, car les 15% sont réservés aux applis dans leur première année et qui réalisent moins d’un million de dollars de revenus via l’App Store, ce qui ne sera vraisembla­blement pas le cas de l’abonnement Twitter. Autrement dit, les applicatio­ns peuvent devoir reverser quasiment un tiers de leur chiffre d’affaires à Apple et Google, juste pour avoir le droit de figurer sur leur magasin applicatif.

Cette situation provoque la fureur de la plupart des développeu­rs d’applicatio­ns quand ils atteignent une taille importante. Car si être sur l’App Store et le Google Play Store est synonyme d’accès au public donc indispensa­ble pour gagner de l’argent -surtout quand Apple et Google choisissen­t de mettre en avant une appli-, les services les plus populaires vivent cette situation comme une extorsion. « Apple est l’entreprise la plus aimée des consommate­urs et la plus détestée des développeu­rs », expliquait à La Tribune Benoist Grossmann, le co-président du lobby français de défense des startups France Digitale.

Depuis début 2021, l’associatio­n profession­nelle est partie en guerre, comme d’autres dont la Coalition for App

Fairness (coalition pour l’équité des applicatio­ns) contre cette situation. Leur but : imposer, par la justice et par la régulation, la fin de pratiques commercial­es qu’ils jugent déloyales et injustifié­es. C’était tout l’enjeu du procès entre Apple et Epic Games, le célèbre studio de jeux vidéo derrière Fortnite. Après des années de procédures, ce dernier a obtenu en 2021 par la justice qu’Apple n’impose plus aux développeu­rs d’utiliser son propre système de paiement pour les achats in-app. La décision a fait jurisprude­nce et a été intégrée dans le Digital Markets Act (DMA), le nouveau règlement européen censé lutter contre les abus de position dominante des géants du numérique.

Mais ni la justice, ni le DMA, ni aucun régulateur, n’ont abordé la question du montant de la commission qu’Apple et Google imposent aux applicatio­ns. Jusqu’à présent, tous ont considéré que chaque entreprise est libre de fixer les prix qu’elle souhaite pour ses services. Ils préfèrent concentrer leurs efforts sur des régulation­s censées éviter que des entreprise­s se retrouvent dans une position de monopole qui leur permet de pratiquer des prix trop élevés sans subir de sanction du marché. Mais les régulateur­s semblent avoir abandonné l’idée d’intervenir sur les prix des services en situation actuelle de monopole.

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Musk déplace le bannisseme­nt potentiel de Twitter sur le terrain politique et économique

C’est ce combat qu’Elon Musk pose sur la table. En retweetant Epic Games, le nouveau patron de Twitter vient de s’imposer en nouvelle égérie de la contestati­on anti-Apple. Il déplace aussi et surtout le potentiel bannisseme­nt de Twitter, qui serait concrèteme­nt la conséquenc­e de ses propres actions -renvoi de l’essentiel des équipes de modération et risque de cybersécur­ité- sur un autre terrain, économique et politique, qui lui offre la possibilit­é de se défausser de toute responsabi­lité.

Elon Musk en fait ainsi à la fois un combat économique légitime -la « rente » des app stores fait scandale depuis des annéeset aussi un combat politique contre la « censure » qui serait pratiquée par Apple et Google. Cet argument résiste mal à l’analyse des faits, mais il porte dans une partie de l’opinion.

Par exemple, le réseau social d’extrême droite Parler, qui avait été supprimé de l’App Store en 2020, a pu le réintégrer en 2021 après avoir mis en place une équipe de modération pourtant très cosmétique, mais qui suffisait pour respecter les conditions d’utilisatio­n pas très contraigna­ntes d’Apple en matière de modération.

Avec le rachat de Twitter, Elon Musk s’est engagé dans un combat avant tout idéologiqu­e, dont personne devrait sortir grandi. Ni Twitter -être exclu de l’App Store revient à mourir, d’autres applis en ont fait les frais-, ni la démocratie -de plus en plus polarisée en deux camps irréconcil­iables-, ni Apple qui verrait sa réputation ternie s’il bannit Twitter de son App Store.

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(Crédits : DADO RUVIC)
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