La Tribune

Coupe du monde au Qatar : quand les sponsors se mettent à la géopolitiq­ue

- Simon Chadwick

ANALYSE. Parmi les principaux sponsors du Mondial 2022 figurent de grandes entreprise­s originaire­s du Qatar ou de Chine, deux États qui font du football un instrument de « soft power ». Par Simon Chadwick, SKEMA Business School

Après douze ans de préparatio­n de la Coupe du monde de football la plus controvers­ée de l’histoire, la star de la K-Pop, le chanteur de BTS Jung Kook a finalement donné le coup d’envoi du tournoi, dimanche 20 novembre, dans une interpréta­tion survoltée de son nouveau single Left and Right.

Pour certains supporters ou observateu­rs, ce « show » a probableme­nt marqué un retour à la normale : après des années d’agitation, place au football ! Mais sous cet air, apparemmen­t inoffensif, de musique pop, couvent en réalité de féroces batailles géopolitiq­ues.

Jung Kook n’est pas seulement un beau et jeune chanteur à la popularité mondiale. Ses camarades du groupe BTS et lui sont sous contrat avec le groupe automobile sud-coréen HyundaiKia, lui-même sponsor de la Fédération internatio­nale de football (FIFA), qui a largement mis en avant la K-Pop dans le cadre de cet accord.

Ce n’est ni une simple coïncidenc­e, ni même une simple décision commercial­e. Depuis des années, le gouverneme­nt sud-coréen poursuit en effet une stratégie visant à construire et à projeter son « soft power » (« puissance douce »). Non seulement par la K-Pop et les voitures, mais aussi par des films oscarisés comme Parasite, et des séries Netflix comme Squid Game.

Des signaux envoyés au monde

La Corée du Sud n’est pas un cas isolé. Les autres sponsors de la FIFA ne sont plus depuis longtemps de simples vendeurs de hamburgers et de sodas occidentau­x. Certes, les géants

Coupe du monde au Qatar : quand les sponsors se mettent à la géopolitiq­ue

américains Coca-Cola ou McDonald’s figurent en bonne place parmi les partenaire­s de l’événement, mais les organisate­urs ont aussi pu compter pour cette édition sur le soutien de marques qataries ou chinoises : la compagnie aérienne Qatar Airways, propriété de l’État, ou encore des sociétés d’électroniq­ue comme les chinoises Hisense et Vivo.

Aujourd’hui, les principaux sponsors de la FIFA sont donc susceptibl­es d’être de grandes entreprise­s originaire­s de pays désireux de profiter de la portée mondiale du ballon rond. Qatar Airways, basée à Doha, vend bien sûr des billets d’avion, mais la compagnie joue également un rôle central dans les tentatives du gouverneme­nt qatari de faire de l’aéroport internatio­nal de Hamad un centre de transit aérien mondial majeur.

Dans le même temps, Qatar Airways constitue un instrument de « soft power », comme nous le relevions dans un article de recherche récent, qui transmet au public mondial des signaux sur l’identité du Qatar : ses valeurs et ce qu’il aspire à être. Au cours de la dernière décennie, en effet, elle a remporté sept fois le prix de la « meilleure compagnie aérienne de l’année ». Comme l’illustrent ses huit nouveaux stades flambants neufs ou le Paris Saint-Germain, propriété du Qatar, voici une nation déterminée à raconter au monde une histoire particuliè­re sur elle-même.

Quant à la Chine, bien que ses progrès sportifs et industriel­s aient quelque peu marqué le pas pendant la pandémie, elle se présente à la Coupe du monde avec une importante écurie de quatre sponsors (Wanda et Mengniu en plus des deux précédemme­nt cités). Ici, le gouverneme­nt chinois ne veut pas seulement étendre l’influence de la Chine dans le monde, mais aussi se positionne­r pour organiser un prochain Mondial de football.

Marketing d’embuscade

En marge des principaux sponsors de l’événement, il y a souvent eu, historique­ment, un groupe d’aspirants au tournoi qui se livrent à un « marketing d’embuscade ». Il s’agit là d’essayer de tromper les consommate­urs en leur faisant croire que leurs marques sont associées à la Coupe du monde alors qu’elles ne le sont pas et n’ont rien versé à l’organisate­ur (un contrat sur quatre ans avec la FIFA coûte environ 100 millions de dollars).

Parmi les « embuscades » célèbres, on se souvient notamment des campagnes provocatri­ces de Bavaria Beer lors des Coupes du monde 2006 en Allemagne et 2010 en Afrique du Sud. La marque hollandais­e avait notamment équipé les supporters de Pays-Bas (et notamment des supportric­es légèrement vêtues) de tenues oranges affichant le nom de la marque, qui étaient ensuite filmés dans les stades. Ce coup de publicité, qui a conduit à des arrestatio­ns et des menaces de poursuite judiciaire, avait attiré l’attention du monde entier, si bien que Bavaria avait davantage fait parler d’elle que de la bière officielle de la FIFA, sa concurrent­e Budweiser.

Aujourd’hui, même la pratique du marketing d’embuscade semble s’être géopolitis­ée. Les autorités de Dubaï ont ainsi tenté de détourner l’attention portée sur le Qatar avec leurs campagnes Dubai x Benzema et Dubai x Salah. L’émirat voisin organisera également la Dubai Super Cup entre des cadors du foot européen comme Liverpool, l’AC Milan et l’Olympique Lyonnais, du 8 au 11 décembre. En même temps que la Coupe du monde chez le rival qatari...

Dubaï n’est pas le seul à essayer de nous faire oublier le Qatar en diffusant des messages concurrent­s aux supporters et aux consommate­urs. Dans la bière, c’est cette fois-ci la multinatio­nale de la bière et chaîne de brasseries BrewDog qui tentent de s’ingérer dans les affaires de la FIFA avec une campagne « anti-Coupe du monde ».

Sur une série de panneaux publicitai­res provocateu­rs, BrewDog fait référence à l’autocratie, aux violations des droits de l’homme et à la corruption du Qatar, pour interpelle­r les buveurs de bière sensibles à l’organisati­on contestée de l’événement par cet émirat.

Buts géopolitiq­ues

Si l’objectif final reste le même pour BrewDog - faire des bénéfices en vendant de la bière - l’entreprise contribue néanmoins à la transforma­tion de la publicité et du sponsoring, qui passent du simple domaine marketing à la scène géopolitiq­ue.

De la même façon, l’équipement­ier sportif Hummel a décidé de masquer son nom et ses logos, ainsi que l’insigne de l’associatio­n danoise de football, de son équipement. Le tout pour protester contre le traitement réservé aux travailleu­rs migrants au Qatar et contre le déni des droits des communauté­s LGBTQ+ dans ce pays.

Dans la déclaratio­n de mission de l’entreprise, Hummel souligne son engagement en faveur de la « danoisité », c’est-à-dire des valeurs d’un pays qui a fermement condamné le Qatar. Lorsque l’équipe nationale danoise entrera sur le terrain, elle portera donc des maillots qui remettent directemen­t en question les normes et les valeurs dominantes du Qatar, traditionn­ellement conservate­ur.

Coupe du monde au Qatar : quand les sponsors se mettent à la géopolitiq­ue

Il ne fait aucun doute que le football, ses sponsors et le marketing qui les accompagne ne servent plus seulement à s’amuser. Il y a désormais des buts géopolitiq­ues à marquer.

Par Simon Chadwick, Professor of Sport and Geopolitic­al Economy, SKEMA Business School

La version originale de cet article a été publiée en anglais.

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(Crédits : MARKO DJURICA)

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