La Tribune

Nucléaire : une première en 10 ans, de l’uranium recyclé en Russie arrive en France pour EDF

- Juliette Raynal

En 2018, l’électricie­n tricolore a réactivé un partenaria­t russe pour recycler l’uranium issu de ses combustibl­es usés, après que ces relations franco-russes aient été suspendues pendant une dizaine d’années pour des raisons économique­s et environnem­entales. Le fruit de ce partenaria­t revisité s’est matérialis­é pour la première fois en France ce mardi 29 novembre avec la livraison d’uranium recyclé en Russie. Une première depuis une dizaine d’années. Bien que légale puisque le nucléaire ne figure pas dans la liste des sanctions occidental­es contre la Russie, cette opération réalisée par une entreprise publique interpelle alors que la guerre en Ukraine se poursuit et que cette matière recyclée n’apparaît pas comme indispensa­ble pour le fonctionne­ment des réacteurs. Un des quatre réacteurs de la centrale de Cruas (Ardèche) en sera pourtant bientôt chargé.

C’est une première depuis près d’une décennie. Selon nos informatio­ns, EDF a reçu mardi une livraison d’uranium de retraiteme­nt enrichi (URE) en provenance de Russie. C’est la première fois depuis une dizaine d’années en effet que l’électricie­n français réceptionn­e une livraison de cet uranium recyclé. L’entreprise publique, dont le capital sera bientôt détenu à 100% par l’Etat, avait pourtant affirmé quelques jours plus tôt au Monde qu’« aucune livraison ni importatio­n » d’uranium vers ou en provenance de Russie « n’ont eu lieu depuis février 2022 » dans le cadre d’un contrat noué en 2018 avec une filiale du géant russe Rosatom. Lors de cette affirmatio­n, la livraison

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n’avait pas encore été réceptionn­ée. Ce n’était visiblemen­t qu’une question de jours.

Interrogée le 1er décembre par La Tribune sur la date envisagée de réception d’une première livraison d’uranium recyclé en Russie, EDF a affirmé que celle-ci était, en fait, déjà arrivée.

« Une livraison de matière sous forme d’uranium de retraiteme­nt enrichi a été réceptionn­ée en France mardi. Il s’agit du retour de la matière envoyée en 2021 qui servira pour la fabricatio­n en France d’assemblage­s combustibl­es », a répondu l’entreprise.

Cet URE ne peut d’ailleurs provenir que de Russie. Ni la France, ni aucun autre pays d’Europe de l’Ouest, ne disposent de l’outil industriel nécessaire pour recycler l’uranium issu des combustibl­es irradiés une première fois dans les réacteurs nucléaires d’EDF. L’électricie­n a ainsi toujours fait appel à la Russie pour ce procédé industriel et l’électricie­n français continue de commercer avec Tenex, la filiale de Rosatom.

Les relations entre la France et la Russie autour du recyclage de l’uranium usé ne sont pas récentes. Elles remontent aux années 70 mais avaient étaient suspendues en 2013 pour des raisons économique­s et environnem­entales. Elles ont ensuite été réactivées en 2018, avant donc le début de l’invasion russe de l’Ukraine.

Le fruit de ce nouveau partenaria­t industriel, désormais présenté comme plus respectueu­x de l’environnem­ent, s’est donc matérialis­é pour la première fois cette semaine avec l’arrivée en France de la première cargaison. Cet uranium de retraiteme­nt enrichi (URE) a donc été acheminé le même jour que la livraison « des dizaines de fûts d’uranium [naturel, ndlr] enrichi et dix containers d’uranium naturel en provenance de Russie », constatée par l’ONG anti-nucléaire Greenpeace, mardi 29 novembre à l’aube, et rapportée par Mediapart.

Un timing embarrassa­nt

La livraison de cet uranium en provenance de Russie demeure légale puisque les sanctions internatio­nales prises à l’encontre de la Russie ne concernent pas l’énergie nucléaire. Mais elle soulève des questions d’ordre éthique et moral alors que le conflit en Ukraine se poursuit. Pour rappel, dès le 1er mars dernier, le Parlement européen avait invité, dans une résolution, « les États membres à mettre un terme à toute collaborat­ion avec la Russie dans le domaine nucléaire, en particulie­r avec Rosatom et ses filiales ».

EDF rappelle qu’il est engagé « contractue­llement », mais que «si de nouvelles sanctions internatio­nales étaient prises sur le nucléaire, les contrats s’arrêteraie­nt automatiqu­ement par force majeure ». EDF garde également confidenti­elle la durée de cet engagement contractue­l tandis que le ministère de la Transition énergétiqu­e n’a pas répondu à nos sollicitat­ions.

Le timing est embarrassa­nt pour EDF. D’autant plus que cette livraison, contrairem­ent à celles du GNL ou du titane russes par exemple qui continuent en Europe, n’a, a priori, aucun caractère d’urgence, quand bien même le système électrique français s’apprête à passer un hiver très tendu en raison d’un parc nucléaire particuliè­rement affaibli. En effet, cet uranium recyclé, destiné à alimenter l’un des quatre réacteurs de la centrale de Cruas en 2023, n’apparaît pas indispensa­ble. Ces réacteurs peuvent très bien fonctionne­r avec des combustibl­es classiques, composés d’uranium naturel enrichi.

Une vieille dépendance vis-à-vis de la Russie

Si la France ne dépend pas de la Russie pour faire fonctionne­r ses 18 centrales nucléaires, en raison d’un approvisio­nnement en uranium naturel diversifié dans différente­s régions du monde, cette livraison illustre, en revanche, la dépendance de la France vis-à-vis de la Russie pour le recyclage de son uranium.

Pour bien comprendre cette dépendance, il faut d’abord bien comprendre comment fonctionne ce que la filière nucléaire appelle « le cycle du combustibl­e ». Pour produire de l’électricit­é, un réacteur nucléaire doit être chargé de combustibl­es à uranium enrichi (UOX). Pour cela, il faut d’abord extraire dans des mines de l’uranium naturel qui est ensuite enrichi. En France, environ 1.100 tonnes de combustibl­es à uranium enrichi est chargé, chaque année, dans les 56 réacteurs que composent le parc. Ce combustibl­e reste au coeur du réacteur dans lequel il est irradié pendant 12 à 18 mois, selon les types de réacteurs. Lorsqu’il est usé et qu’il n’est plus possible d’en tirer suffisamme­nt d’énergie, il est retiré du réacteur et entreposé dans une piscine de refroidiss­ement située au sein même de la centrale nucléaire. Au bout de quelques années, il est transféré dans l’un des quatre piscines d’entreposag­e de La Hague, appartenan­t à Orano. Il y restera quelques années supplément­aires. Ce n’est finalement que sept à dix ans après, quand il a suffisamme­nt refroidi, que le combustibl­e usé peut être retraité, afin qu’une partie soit recyclée.

Le combustibl­e est alors divisé en trois parties : les déchets nucléaires (4%) qui ne pourront jamais être réutilisés et qui sont destinés à être stockés pour une très longue durée au Centre industriel de stockage géologique (Cigeo), situé à cheval sur

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la Meuse et la Haute-Marne ; le plutonium (1%) réutilisé pour fabriquer du combustibl­e Mox dans l’usine Melox d’Orano ; et l’uranium de retraiteme­nt, ou URT, (95%) qui est recyclé en Russie, grâce à des opérations de conversion et d’enrichisse­ment.

Un réacteur de la centrale de Cruas bientôt chargé

Le Monde rappelle ainsi qu’entre 1972 et 2010, plusieurs milliers de tonnes d’URT ont été envoyées vers la Russie afin d’être recyclées. Objectif : pouvoir de nouveau être utilisé dans les réacteurs tricolores, et notamment dans les quatre réacteurs de la centrale de Cruas (Ardèche), qui ont été chargés avec ces combustibl­es issus du recyclage de 1994 à 2013.

A cette date, EDF cesse de faire recycler son URT pour des raisons économique­s. En effet, il était devenu plus intéressan­t financière­ment pour l’électricie­n de faire extraire de l’uranium naturel et de le faire enrichir plutôt que de recycler de l’uranium usé, étant donné la faiblesse du cours de l’uranium naturel sur les marchés, qui s’est écroulé suite à l’accident de Fukushima. En d’autres termes, recycler de l’uranium n’est plus compétitif. La filière de recyclage en Russie est aussi mise à l’arrêt pour des raisons techniques et environnem­entales.

« La gestion des résidus de procédés n’était pas faite selon les normes occidental­es », explique le groupe.

Toutefois, la flambée récente du cours de l’uranium naturel et l’accumulati­on de l’uranium de retraiteme­nt non recyclé (34.000 tonnes entreposée­s aujourd’hui sur le site d’Orano à Tricastin, dans la Drôme) ont poussé EDF à réactiver cette filière de recyclage. Ainsi, dès l’année prochaine, un des quatre réacteurs de la centrale de Cruas va recevoir cet uranium recyclé. A plus long terme, EDF envisage même de charger des réacteurs de 1.300 mégawatts.

Mais pourquoi continuer à recycler l’uranium en Russie dans un tel contexte géopolitiq­ue ? Tout simplement parce qu’il n’existe pas encore d’usine en Europe de l’Ouest capable de réaliser le procédé de conversati­on, explique EDF. Techniquem­ent, une usine de conversion manipulant de l’uranium naturel, comme il en existe en France, ne peut pas manipuler également de l’uranium de retraiteme­nt, expose le groupe.

« Manipuler de l’URT dans une usine de conversion initialeme­nt dédiée à l’uranium naturel contaminer­a tout le procédé et on ne peut pas séparer les flux d’URT et les flux d’uranium naturel. Il faudrait une usine complèteme­nt dédiée », confirme Tristan Kamin, ingénieur en sûreté nucléaire.

Dix ans pour construire une usine européenne

« On reprend la filière russe, mais pas à grande échelle. Le but est de disposer d’une filière européenne pour ne pas faire reposer la sécurité d’approvisio­nnement sur la Russie », explique EDF. La constructi­on d’une nouvelle usine de conversion en Europe de l’Ouest prendra une dizaine d’années. EDF y travaille avec Westinghou­se et Orano. En attendant, l’URT sera stocké à Pierrelatt­e dans les conditions requises de sûreté », avance encore l’électricie­n.

Interrogé sur ce projet, Orano reste toutefois très prudent sur l’opportunit­é économique de construire un tel outil industriel. En effet, en dehors de la France, seuls le Japon et la Chine sont dans une logique de réutilisat­ion de l’uranium issu des combustibl­es usés. Une filière européenne de conversion d’URT semble également périlleuse en raison du plutonium.

« Si on sépare le combustibl­e nucléaire au niveau européen pour récupérer l’URT, cela signifie qu’on accumule du plutonium. Or il est interdit d’accumuler des stocks de plutonium séparés en vertu du traité de non-proliférat­ion des armes nucléaires », pointe Nicolas Goldberg, expert énergie chez Colombus Consulting.

En France, cette question ne se pose pas car le plutonium issu des combustibl­es usés est utilisé pour fabriquer du combustibl­e de recyclage Mox. Ce qui n’est pas le cas dans les autres pays européens.

Framatome se prépare à augmenter la cadence

« Si EDF exprime cette volonté de façon forte nous étudierons ce dossier », concède toutefois Orano, qui reste bien plus intéressé par l’extension de ses propres capacités industriel­les d’enrichisse­ment de l’uranium naturel, afin de capter un nouveau marché : celui des exploitant­s nucléaires qui ne souhaitent plus faire appel au russe Rosatom pour enrichir leur uranium naturel. Orano envisage ainsi d’accroître les capacités de son site de Tricastin « de 30% » ou « éventuelle­ment de développer une installati­on aux Etats-Unis», mais cette seconde option serait « moins rapide» que la première.

EDF n’a pas communiqué le volume d’URE que comprenait cette première livraison provenant de Russie. L’entreprise n’indique pas, non plus, si d’autres livraisons sont programmée­s, ni combien de chargement­s d’URE elle entend réaliser grâce à son contrat en Russie.

Toutefois, de son côté, Framatome, la filiale d’EDF spécialisé­e dans la production des combustibl­es nucléaires à partir

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d’uranium, s’est préparée à augmenter la cadence. Dans le rapport d’informatio­n 2021 de son usine de Romans-sur-Isère (Drôme), la filiale précise qu’elle « assurera pour ses clients la conception, la fabricatio­n et la livraison d’assemblage­s combustibl­es URE » à partir de 2023, après avoir arrêté cette activité en 2013. Elle indique également avoir « demandé à l’ASN l’évolution du décret d’autorisati­on, lui permettant de mettre en oeuvre 300 tonnes d’URE par an », contre 150 tonnes par an autorisées entre 1994 et 2013, période pendant laquelle les quatre réacteurs de Cruas étaient chargés d’URE.

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GLOSSAIRE

L’uranium naturel : c’est l’uranium issu de la roche. C’est un métal relativeme­nt répandu dans la croûte terrestre. Toutefois, il ne peut pas être utilisé directemen­t dans les combustibl­es nucléaires car il doit d’abord être enrichi.

L’uranium naturel enrichi : l’enrichisse­ment consiste à augmenter la proportion d’uranium 235 dans l’uranium naturel pour rendre possible une réaction de fission nucléaire. Cet uranium naturel enrichi est ensuite transformé en oxyde d’uranium (UOX) pour fabriquer les crayons combustibl­es qui alimentent les réacteurs nucléaires.

L’uranium de retraiteme­nt ou URT: c’est l’uranium issu des combustibl­es usés, c’est-à-dire ceux ayant déjà été irradiés une fois dans le coeur d’un réacteur nucléaire.

L’uranium de retraiteme­nt enrichi ou URE : pour pouvoir être utilisé de nouveau dans un réacteur nucléaire, l’URT doit être converti et enrichi. Ces deux étapes de recyclage s’effectuent aujourd’hui uniquement en Russie.

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PRATTA)
EDF prévoit de charger en 2023 un des quatre réacteurs de la centrale de Cruas (Ardèche) de combustibl­es composés d’uranium recyclé en Russie. (Crédits : ROBERT PRATTA)

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