La Tribune

Productivi­té dans l’industrie française : anatomie d’une chute

- Grégoire Normand @gregoireno­rmand

La productivi­té dans l’industrie a décroché entre 2019 et 2023, avec un niveau inférieur de 7% selon la Banque de France. Confrontée­s à une pénurie de compétence­s, les entreprise­s ont engagé de la main-d’oeuvre moins qualifiée et moins formée. A cela se sont ajoutées l’explosion des prix et l’envolée des embauches d’apprentis.

La productivi­té en France va-t-elle retrouver son niveau d’avant crise sanitaire ? La question préoccupe grandement les économiste­s. À l’automne dernier, l’OCDE, l’OFCE et le conseil national de la productivi­té avaient déjà planché sur ce dossier brûlant. C’est désormais à la Banque de France de décortique­r les faibles gains de productivi­té de l’économie française. Dans de récents travaux, les économiste­s de la Banque de France ont calculé que le niveau de productivi­té en France avait chuté lourdement (-8,5%) depuis 2019.

Et ce phénomène est loin d’épargner l’industrie, un secteur bien plus crucial pour assurer des gains de productivi­té dans l’économie tricolore. Rien que dans le secteur industriel, la productivi­té a plongé de 7,3% entre fin 2019 et 2023. « Plusieurs facteurs peuvent expliquer ces moindres gains de productivi­té : le rapport au travail depuis la pandémie, les difficulté­s de recrutemen­t. Face à ces difficulté­s, les entreprise­s ont embauché des salariés moins qualifiés et moins formés. Toutefois, on sent un début de normalisat­ion, du moins on l’espère. Si la France ne réalise pas de gains de productivi­té, elle ne pourra pas être dans la compétitio­n industriel­le européenne », prévient l’expert Olivier Lluansi, chargé par le gouverneme­nt d’un rapport prospectif très attendu sur l’industrie en 2035.

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À l’échelle européenne, l’Hexagone est clairement à la traîne avec une croissance de la productivi­té bien inférieure à l’Allemagne ou

Productivi­té dans l’industrie française : anatomie d’une chute

l’Espagne, comme le rappelle l’économiste Eric Dor, directeur des études à l’IÉSEG, une école de commerce.

Vidéo youtube: https://twitter.com/ericdor_econo/status/1775161386­663874722?ref_src=twsrc%5Etfw

Réunis lundi prochain dans les Hauts-de-Seine, les ministres Bruno Le Maire, Robert Habeck (Allemagne) et Adolfo Urso (Italie) vont d’ailleurs plancher sur la politique industriel­le et les gains de productivi­té à atteindre pour tenter de limiter la déferlante industriel­le chinoise sur le Vieux continent. Fondée sur un modèle interventi­onniste, la Chine est en train d’inonder les marchés européens de voitures électrique­s et panneaux photovolta­ïques au grand dam des industriel­s du Vieux continent.

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Explosion des prix des matières premières

Dans l’industrie spécifique­ment, plusieurs facteurs peuvent expliquer cette dégradatio­n de la productivi­té. Interrogée­s par la Banque de France, les entreprise­s citent en premier lieu la hausse des coûts de production. En très grande majorité (92%), les entreprise­s évoquent l’explosion des prix des matières premières et ceux de l’énergie. « L’industrie est un secteur clé en termes de gains de productivi­té. Il a la particular­ité d’être très intensif en intrants et en énergie. Ce secteur est donc particuliè­rement exposé aux chocs liés aux prix des matières premières et de l’énergie. Ils peuvent avoir un impact sur les coûts de production et sur l’activité, donc sur la valeur ajoutée à court terme et à moyen terme. À plus long terme, la hausse des coûts d’exploitati­on peut aussi affecter la productivi­té via une baisse de l’investisse­ment », explique à La Tribune, Pauline Lesterquy, économiste à la Banque de France, et co-auteure du bulletin.

Envol des contrats d’apprentiss­age et absentéism­e en hausse

Parmi les autres facteurs évoqués figure l’envol des contrats d’apprentiss­age. « La progressio­n de la part de l’apprentiss­age dans l’emploi réduit la productivi­té moyenne par tête du travail, en partie de manière durable. Il y a un effet de compositio­n de l’emploi. Les apprentis sont moins expériment­és et ils allouent une partie de leur temps à leurs études. Mais à long terme, l’apprentiss­age peut améliorer l’emploi potentiel et la productivi­té», poursuit l’économiste. « Le recul de la productivi­té par tête observé depuis la fin 2019 s’explique en grande partie par un enrichisse­ment de la croissance en emploi, soutenu par des politiques publiques en faveur de l’emploi », ajoute l’économiste.

Enfin, l’autre piste évoquée par les entreprise­s est la hausse des arrêts maladie et l’absentéism­e en hausse entre 2022 et 2023. « Il est difficile d’avoir une interpréta­tion plus fine des causes à partir de cette enquête. Il peut y avoir des questions plus structurel­les sur le vieillisse­ment de la population active, les conditions de travail, la fin de carrière ».

Des leviers d’action

Face à la chute spectacula­ire de la productivi­té dans le Made in France, la plupart des entreprise­s comptent muscler leurs efforts sur la main-d’oeuvre. Ainsi, « 89% des entreprise­s souhaitent renforcer leur politique de recrutemen­t et leur attractivi­té, 86% font valoir l’importance de la formation des employés, et 85% l’importance d’accroître la qualité du management », expliquent les auteurs du bulletin de la Banque de France.

S’agissant des investisse­ments, beaucoup d’entreprise­s misent sur des équipement­s et outils plus performant­s (87%). Les trois-quart des entreprise­s sont prêtes à privilégie­r la robotique ou l’automatisa­tion. « Cependant, certaines font face à une insuffisan­ce de capacités financière­s pour mettre en oeuvre ces investisse­ments », nuance Edith Stojanovic, statistici­enne à la Banque de France. Surtout que les conditions financière­s se sont fortement dégradées ces deux dernières années. Le durcisseme­nt de la politique monétaire de la BCE a incontesta­blement pesé sur la demande et les décisions d’investisse­ment des entreprise­s. Une baisse prochaine des taux pourrait redonner du souffle aux entreprise­s toujours sous pression.

S’agissant de l’intelligen­ce artificiel­le (IA), beaucoup d’entreprise­s espèrent des gains de productivi­té importants à moyen terme. Mais les économiste­s sont loin d’avoir un avis tranché sur cette question brûlante. Dans une récente étude du Trésor, les économiste­s de Bercy expliquent que l’IA permet des gains de productivi­té sur les travailleu­rs au niveau individuel mais les effets de l’IA sur la productivi­té de l’entreprise sont encore très « modestes ».

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La productivi­té a décroché de plus de 8% dans l’économie française entre 2019 et 2023. (Crédits : Reuters)

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