« L’ESS doit aller plus loin dans le travail de prospective » (Damien Baldin)
[Élection ESS France 3/3] Le 10 avril prochain, ESS France, l’association qui représente et promeut l’économie sociale et solidaire, élira son nouveau président. Trois candidats sont en lice, que La Tribune interroge sur leur vision et leur projet. Troisième échange avec Damien Baldin. Historien de formation, il a parcouru le monde associatif et des fondations, pour devenir aujourd’hui directeur de la Fondation La France s’engage. S’il est élu à la tête d’ESS France, il entend renforcer la notoriété de cette structure trop peu connue à son sens des acteurs de l’ESS, de même que les Chambres régionales. Il se projette également dans le temps long, persuadé que ESS France doit combiner l’action de court terme à la projection sur l’avenir, faisant siennes les thématiques du travail ou de l’intelligence artificielle.
LA TRIBUNE : Damien Baldin, pourquoi avez-vous souhaité présenter votre candidature à la présidence de ESS France ?
DAMIEN BALDIN : Je me suis présenté parce que pendant très longtemps au fil de mon parcours dans l’ESS, je ne connaissais pas ESS France, de même que beaucoup de mes camarades dirigeants d’associations. De la même manière, beaucoup d’acteurs de terrain ne connaissent pas les Cress. Et parallèlement, depuis sept ans en tant que dirigeant d’associations et de La France s’engage, je ne cesse d’entendre le besoin de transformation politique, réglementaire, financière, politique, médiatique... pour le développement concret des structures de l’ESS. Or, je suis assez persuadé que nous avons des outils formidables qui peuvent accompagner ces transformations, que les Cress et ESS France sont de formidables porte-voix des acteurs de terrain, et qu’ils peuvent être encore plus au service de leur développement.
Que proposez-vous pour que ces structures soient davantage identifiées par les entreprises de l’ESS ?
Il faut que ESS France rende des services encore plus concrets qu’aujourd’hui aux Cress et qu’elles les fassent connaître. C’est la
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raison pour laquelle j’ai tout en haut de mes objectifs la question du financement. Par exemple, imaginons que l’on ait dans une région une coopérative ou une association en pleine croissance, qui a des enjeux de financement et qui est dans un ou plusieurs réseaux bancaires régionaux où les décisions se jouent à la fois au niveau régional et au niveau du siège. Dans ce cas, ESS France peut avoir pour rôle d’aider concrètement les dossiers quand des enjeux sont nationaux sont identifiés. Cela signifie d’avoir un dialogue davantage sur la durée avec les investisseurs publics et privés pour faciliter d’un point de vue réglementaire, mais aussi culturel, l’investissement dans les entreprises de l’ESS. Je pense qu’il faut être à la fois utile sur les discussions macroéconomiques et mettre les mains dans le moteur. L’autre point central, c’est pour moi la question de la formation des fonctionnaires et des cadres bancaires à l’ESS, celle des jeunes et des actifs. Voilà un domaine où ESS France, en relation avec les Cress, a un rôle très concret à jouer, pour faire qu’il y ait plus de formations à l’ESS dans les parcours post-bac. Et ça, ça se joue autant à Paris qu’à l’échelle des universités et des régions.
Au delà d’aider des projets au cas par cas, de mettre « les mains dans le moteur » comme vous dîtes, que proposez-vous, à une échelle plus macroéconomique, pour favoriser le financement des structures de l’ESS ?
Je pense que nous sommes à un tournant majeur qui doit nous faire nous poser la question des modèles financiers de ces structures. Le modèle historique de l’ESS, c’est l’autonomie. L’ESS n’a jamais tiré sa force de l’État. L’ESS, ce sont des citoyens qui décident collectivement de s’émanciper des structures familiales, de l’économie classique ou de l’État pour créer une association, une fondation, une mutuelle. Sauf que depuis la seconde moitié du XXe siècle, la République française est devenue bien plus sociale qu’elle ne l’était auparavant. Dès lors, une forme de dépendance s’est installée entre une partie des structures de l’ESS - je pense notamment à l’éducation populaire - et l’État, avec entre eux des liens de services publics, de subventions, de prestations... Or aujourd’hui, on assiste, en France mais pas seulement, à un désengagement progressif de l’État vis-à-vis de ces missions sociales. Face à cela, il nous revient donc de nous organiser pour être plus autonome vis-à-vis de l’État. Ce qu’on attend de l’État, c’est plutôt de créer les conditions qui facilitent la générosité des citoyens pour l’ESS, qu’elle passe par le don, le mécénat de compétences, l’investissement, l’épargne solidaire... Il doit aussi faciliter l’investissement financier des banques publiques et de l’État lui-même, je pense notamment aux Investissements d’avenir. On me demande souvent comment je vois la discussion avec Bercy et Olivia Grégoire. Je réponds que ces enjeux se jouent autant à Bercy que dans tous les autres ministères : celui de la santé, du travail, de l’éducation, de la transition écologique... Ce sont à ces Ministères qu’ont affaire les acteurs de terrain. Il faut avoir un dialogue avec chacun d’entre eux sur la façon de développer l’ESS dans chaque filière. C’est quelque chose qui n’existe à mon sens pas assez au sein d’ESS France. Mais je pense que ce décentrement est essentiel car c’est ce qui correspond à la réalité de l’ESS.
Au niveau des régions, les Cress regrettent l’insuffisance des moyens qui leur sont alloués pour mener à bien leurs missions d’accueil, d’orientation et d’information auprès des porteurs de projet de l’ESS. Que proposez-vous ?
L’autonomie. On peut s’orienter vers un modèle consulaire. Dans ce cas, il faut a minima, et dans des délais assez courts, que l’on puisse organiser l’expérimentation de quelques consularisations, en mettant autour de la table les autres chambres consulaires, à la fois au niveau régional et au niveau national.
Sur ce point, les Cress sont essentielles. Si on mène ce combat uniquement à Paris, c’est perdu d’avance. Si, localement, on trouve des alliés et des contextes politiques qui nous permettent d’avancer, c’est comme cela que l’on trouvera des solutions. Et puis après, il y a les cotisations, libres, organisées et là aussi, il faut imaginer une façon de faire en sorte que les acteurs se mettent d’accord, localement, pour réfléchir ensemble au financement autonome de leur Cress, ESS France jouant le rôle de médiateur. Les acteurs locaux pourraient ainsi décider de donner à leur Cress du temps long, de la perspective, et assurer son autonomie financière. Cela permettrait d’éviter que celle-ci soit à la merci d’un changement de président de région, d’un mouvement de préfet, d’un changement de gouvernement.
L’ESS est une économie en quête d’utilité sociale, on parle aussi d’impact. Or, cette recherche d’impact a fortement imprégné l’économie conventionnelle, notamment avec la loi Pacte qui a créé le statut de société à mission. Quel regard portez-vous sur cette tendance ? Ne risque-t-elle pas d’invisibiliser l’ESS ?
Que des entreprises conventionnelles se soucient de plus en plus de leur impact social et environnemental et soient amenées, par la réglementation ou par sens des responsabilités, à mesurer ce qu’elles apportent de positif à la société et à l’environnement, c’est une très bonne chose. Néanmoins, je suis persuadé que les entreprises conventionnelles ne pourront aller plus loin dans ces démarches-là qu’avec comme objectif l’ESS, parce que, historiquement, nous avons un ADN puissant autour de ces enjeux de progrès social et environnemental. C’est la raison pour laquelle je porte un projet d’ouverture. Le développement de l’ESS ne passera que par des coalitions, des coopérations
« L’ESS doit aller plus loin dans le travail de prospective » (Damien Baldin)
avec le monde économique hors ESS. Ça ne veut pas dire diluer l’ESS, au contraire. Ça veut dire la renforcer. Notre objectif n’est pas de dire que les normes ESG [ces critères “environnement, social, gouvernance” qui permettent d’évaluer les démarches RSE, ndlr], ce n’est pas bien. Mais plutôt de les rendre de plus en plus exigeantes. L’objectif n’est pas de transformer toute l’économie en ESS. Mais il faut que l’ESS occupe plus de place, qu’elle se développe et qu’elle permette de sensibiliser le reste de l’économie pour qu’elle tende vers nos pratiques et nos valeurs. Il faut pour cela être humble et faire la preuve de notre utilité en nous montrant exemplaires.
Notamment sur la question du travail, qui est un point important de votre candidature.
L’ESS, ce n’est pas seulement ses dirigeants et ses sociétaires. Ce sont aussi ses salariés. Être président d’ESS France, c’est prendre soin de la question du travail et des salariés de l’ESS. Il faut plus de dialogue sur le sens du travail, en lien avec les alliés naturels de l’ESS que sont les syndicats de travailleurs. Sur ces sujets, nous sommes confrontés aux mêmes enjeux que les autres entreprises. Je ne crois pas que nos entreprises soient de meilleurs ou de moins bons employeurs que les autres. Nous avons une responsabilité forte. Les instances nationales sont attendues sur ces questions. Au même titre que l’intelligence artificielle. Ne soyons pas en retard sur ces sujets d’avenir.
Que proposez-vous vis-à-vis de l’intelligence artificielle ?
L’IA va bouleverser notre manière de nous engager, que l’on soit bénévole ou donateur. Elle va bouleverser nos méthodes de travail, nos interventions auprès des bénéficiaires... Nous qui sommes au coeur des enjeux sociaux, de logement, d’éducation, de pauvreté, il faut que nous soyons à la pointe de la réflexion et que nous anticipions parce que nous sommes entreprenants et que nous voyons loin. Je pense qu’ESS France doit aller plus loin dans le travail de prospective, en lien avec Le Labo de l’ESS et la recherche fondamentale. Il faut renforcer nos relations et dialoguer avec ceux qui sont plus avancés que nous.
Vous défendez l’idée qu’il faudrait davantage de PME, d’ETI, de grands groupes dans les rangs de l’ESS. Pourquoi ?
Si l’objectif est d’arriver au développement économique des entreprises de l’ESS, il faut démontrer que nous savons répondre aux besoins des citoyens-consommateurs, faire la preuve de notre efficacité économique et sociale. Nous devons donc être en capacité d’assurer un développement industriel structuré de l’ESS, au local comme à l’international. Cela nous aidera à convaincre les investisseurs capables d’accompagner notre croissance. Mais aussi de devenir une super marque employeur susceptible de donner envie aux personnes de travailler dans nos structures.
Vous dites que l’ESS est une économie politique. N’est-ce pas finalement un frein à son développement, certains pouvant estimer qu’elle appartient plus à un camp politique plutôt qu’à un autre ?
L’ESS est un projet de société basé sur la démocratie, sur l’attachement aux libertés publiques et individuelles, au progrès social et à la justice sociale et environnementale. C’est le grand projet politique d’une démocratie qui est à la fois libérale et sociale. Historiquement, elle est née dans une société où la répartition des richesses était marquée par des écarts gigantesques. Les acteurs de l’ESS ont tiré les mêmes constats que Karl Marx au XIXe siècle. Sauf que contrairement à Karl Marx, ils pensent que la justice sociale passe par l’organisation de la société civile et non pas par la dictature d’un état prolétarien. C’est une distinction primordiale de ce qu’est l’ESS. Par ailleurs, l’ESS a été portée à la fois par de grands patrons philanthropes et par des militants antifascistes italiens. C’est la grande force de l’ESS que de réunir des personnes aux orientations politiques partisanes différentes, exactement comme dans le Conseil national de la Résistance et le gouvernement de 1945 qui ont donné lieu à la Sécurité sociale. Il est en partie là, l’esprit de l’économie sociale et solidaire. Et je pense qu’une grande partie des partis politiques, à droite comme à gauche, peuvent se retrouver dans cet idéal de démocratie libérale et sociale.