Normal, anormal, où est la différence?
Derniers instants de solitude avant de plonger dans la mêlée furieuse… Ultime revue des grandes lignes stratégiques avant de commencer à pousser le rocher de Sisyphe. Dans quelques jours, François Hollande sera officiellement intronisé chef de l’état. Il ne doit ce succès qu’à lui-même. Il a cru en ses chances alors que tous en doutaient. Il a affronté une montagne et, contre toute attente, il a hissé son pavillon au sommet. Mais, à partir de maintenant, c’est une autre histoire qui commence. L’homme seul de la campagne a désormais beaucoup d’amis. Ils ne lui veulent que du bien, mais la multiplicité des messages – contradictoires – qu’ils vont lui transmettre risque de brouiller les belles certitudes d’hier. Tenir compte de la réalité objective sans briser l’espoir que François Hollande a fait naître dans une partie de l’opinion publique… c’est presque mission impossible, vu la façon dont les choses ont l’air de s’organiser. Le monde n’est pas normal. C’est le problème majeur qu’il faudra affronter. Se confronter à une anormalité ordinaire en tentant d’apporter des réponses normales… Première anormalité : la campagne électorale a révélé quelque chose de nouveau dans le paysage politique français, quelque chose qui ressemble à la haine d’une partie de la France envers l’autre. Internet fut le messager complaisant de propos inacceptables visant les riches, les pauvres, les étrangers, les communistes, les frontistes sans oublier tous les autres, tous et chacun. Comment réparer cela ? Il faudra plus que des programmes, des plans, des lois. Quelque chose s’est cassé dans la société française, ce n’est plus une affaire de classes, c’est une affaire de communautés, de quartiers, de systèmes d’éducation. L’égalité des chances est devenue un vieux rêve, le règne de l’argent a brisé le fragile modèle social de la République. Ce n’est pas en fustigeant les riches qu’on le réparera, c’est en faisant tout pour que les enfants pauvres puissent, plus tard, trouver des emplois de riches. Cela nécessite une approche nouvelle du système éducatif qui lui aussi, de façon insidieuse, a plongé dans l’anormalité. L’Europe, elle aussi, s’est laissé entraîner par cette dérive. Cette organisation d’hommes raisonnables, fondée à l’origine sur des principes rationnels, sur le consensus et l’ouverture, symbole de normalité dans ses systèmes de gouvernance, s’est muée depuis 2009 en une créature grimaçante, devenue le jouet d’états membres ayant perdu la foi dans le projet commun, bafouant au passage les règles collectives dont ils s’étaient dotés en matière de dette et de déficit. L’Union européenne et la zone euro ont basculé dans l’anormalité la plus totale. Pour autant, il ne faut pas pays seul face à ses créanciers. C’est comme si l’euro ne fonctionnait que par beau temps. Lorsqu’il pleut, il ne sert plus à rien, aucun mécanisme n’avait été prévu pour permettre aux états les plus en difficulté de faire appel à la solidarité des autres. C’est cette absence de solidarité organisée qui conduit aux règles de gouvernance prévues dans le nouveau traité fiscal. La méfiance, donc le contrôle et la sanction, s’est substituée à la mutualisation des risques. Un dirigeant de la CDU a déclaré le 9 mai que ce n’était pas aux contribuables allemands de financer les promesses électorales de François Hollande… Déclaration normale, anormale ? Chacun jugera. Ce que l’on aimerait : une approche nouvelle des sujets. Rien qui ressemble aux jeux politiques traditionnels, assez de ces beauty contests devant les caméras pour espérer un poste ministériel, un peu plus d’humilité et de fraîcheur ! On ne peut plus à la fois gloser sur le monde nouveau qui arrive, sur la remise en cause des modèles anciens, et utiliser les mêmes vieilles ruses politiques. On ne peut plus prétendre gérer un monde anormal avec des méthodes désespérément normales. Cette fois, il faudra surprendre, davantage sur le fond que sur la forme. La France est dans une situation précaire. Les approches idéologiques et simplificatrices l’ont laissée pantelante, désabusée, désorientée. Il faut lui redonner confiance, à la fois collectivement et individuellement, ne fustiger aucune de ses catégories sociales mais réfléchir avec chacune sur sa façon de contribuer plus efficacement à l’harmonie de l’ensemble et sur les modes de rémunération, au sens large du terme, qui seraient les plus productifs pour elles-mêmes et pour la nation. C’est une tâche de grande ampleur, peut-être plus proche des travaux d’Hercule que du mythe de Sisyphe. Mais si on ne l’entreprend pas maintenant, en repartant du fond, alors cette page qui se tourne ouvrirait sur cette fameuse formule de l’ancien Premier ministre russe, Viktor Tchernomyrdine : « On a voulu faire au mieux, on a fait comme d’habitude… »