La Tribune Hebdomadaire

Le crime, ou la face cachée de l’histoire

- François roche

Et si c’était le crime qui faisait l’histoire ? C’est en partant de cette interrogat­ion qu’Alain Bauer a eu l’idée d’entreprend­re cette comme une sorte de complément à sa

On a beaucoup écrit sur les faits divers. Il n’est pas un bandit de grand chemin, une empoisonne­use, un violeur sanguinair­e, un tueur en série, un anarchiste dynamiteur qui n’ait eu droit à son portrait. Et il est rare qu’un grand policier n’ait pas éprouvé le désir, une fois la retraite venue, de coucher ses aventures sur le papier et de dresser des portraits hauts en couleur des bandits et criminels qui lui ont donné le plus de fil à retordre. Mais il n’existait pas réellement d’histoire du crime en lui-même, des origines à nos jours, même si les sources officielle­s et les documents disponible­s ne permettent guère de remonter au-delà du Moyen Age. C’est donc à cette tâche que se sont attelés Alain Bauer et Christophe Soullez, criminolog­ue et chef du départemen­t de l’Observatoi­re national de la délinquanc­e et des réponses pénales, auteurs notamment de Violences et insécurité urbaines ( voir ci-contre). Alain Bauer n’est pas précisémen­t un inconnu pour tous ceux qui s’intéressen­t aux questions de sécurité. Il a beaucoup écrit sur le sujet, sous des angles divers, il est l’auteur de nombreux rapports, a conseillé presque tous les ministres de l’Intérieur depuis le début des années 1980. Il est aussi président de l’Observatoi­re national de la délinquanc­e et des réponses pénales et du Groupe de contrôle des fichiers de police. Il enseigne la criminolog­ie au Conservato­ire national des arts et métiers, à New York et à Pékin, et vient d’ailleurs de faire entrer cette discipline à l’université française, en dépit de l’opposition qu’ont manifestée un certain nombre d’universita­ires. L’homme connaît donc son sujet. A la lecture de ce livre, plusieurs observatio­ns s’imposent.

La première est que la notion même de crime et le sens que l’on donne à ce mot dépendent pour beaucoup de la nature des organisati­ons qui sont censées le combattre. Au Moyen Age, le crime est partout. Les pillards battent la campagne, lèvent de véritables armées, les fameuses « Compagnies d’aventure », qui font régner l’insécurité dans les campagnes et le long des voies de communicat­ion. Elles vont connaître leur apogée durant la guerre de Cent Ans, menées par des gaillards comme Robert Knolles, Jean Jouel, Eustache d’Auberchico­urt, Arnaud de Cervole dit l’Archiprêtr­e, ou encore Seguin de Batefol. Mais leurs activités criminelle­s se confondent souvent avec les batailles qu’on les envoie livrer aux quatre coins de l’Europe. A peine les combats terminés, les « Compagnies d’aventure » reprennent pillage et tortures des population­s civiles, à l’image des Ecorcheurs, qui traversent le nord, le centre et l’est de la France, de 1435 à 1445. C’est la multiplica­tion de ces compagnies de mercenaire­s qui va provoquer la création en 1337 de la « maréchauss­ée » chargée de surveiller les « gens de guerre et pillards » sous l’autorité des maréchaux de France. Ses prérogativ­es seront élargies en 1536, lorsqu’elle sera chargée de la répression du crime de grand chemin. En 1791, la maréchauss­ée devient la « gendarmeri­e nationale ». Au Moyen Age, la notion de « crime » est donc relative, d’autant que les seigneurs disposent du droit de ban qui leur permet d’ordonner, de contraindr­e et de punir sans en référer à une quelconque autorité supérieure de l’Etat. Il faut attendre le règne de Louis XIV pour que le pouvoir politique appréhende de façon nouvelle les questions de sécurité et de police. Le souverain, instruit de l’expérience de la Fronde, entend asseoir son autorité en créant une structure policière autonome et en se dotant d’un « cabinet noir », autrement dit un dispositif de renseignem­ent susceptibl­e de prévenir les complots contre la royauté. C’est en 1667 qu’est créée la fonction de lieutenant général de police, chargé de la sécurité mais aussi de combattre tout ce qui peut nuire à l’ordre public. Le premier titulaire du poste à Paris sera Gabriel Nicolas de La Reynie, qui exercera ses fonctions pendant presque trente ans, et dont la première décision sera de fermer la cour des Miracles. Le siècle des Lumières sera aussi celui des premières grandes affaires criminelle­s, avec celle dite des « poisons » qui se transforme­ra en affaire d’Etat, l’émergence de la figure du bandit populaire avec Cartouche et Mandrin. Sous le directoire et l’empire, l’administra­tion de la police sera modernisée. Napoléon et son ministre Fouché doivent lutter contre deux formes de criminalit­é : les bandits de grand chemin et autres « chauffeurs », dont le vol et le pillage constituen­t l’objectif essentiel, et les « comploteur­s », ceux qui en veulent à l’autorité ou à la vie de l’Empereur. Cette dualité des missions de la police (auxquelles s’ajoutera le maintien de l’ordre public lors des épisodes révolution­naires) se retrouve presque tout au long du xixe siècle. Les « bandes » vont prospérer encore au tournant du xxe siècle, avec les Apaches en lutte contre l’ordre établi, les « Chauffeurs de la Drôme », les « bandits d’Hazebrouck » qui terrorisen­t le nord de la France en s’attaquant aux personnes âgées et aux femmes. Mais, pour Alain Bauer, le grand tournant de l’histoire criminelle est celui au cours duquel vont naître les grands trafics à partir de la fin du xixe siècle : la drogue, la traite des êtres humains, les grandes escroqueri­es financière­s.

Développé par la « Compagnie des Indes orientales » pour capter les ressources en argent métal de la Chine, le commerce illégal de l’opium devient bientôt le produit phare du commerce internatio­nal. Les grandes compagnies de trading britanniqu­es et américaine­s se sont développée­s avec ce trafic, qui a mené au conflit que l’on connaît avec la Chine, alors forcée d’ouvrir son marché et ses villes aux puissances étrangères. L’expansion coloniale nourrit le développem­ent des activités criminelle­s. Dès le début du xxe siècle, les premiers trafics d’opium sont mis en place entre Marseille et Saigon, alors même que la production d’opium dans ce qui est encore l’Indochine est gérée par un monopole d’Etat jusqu’en 1912, date à laquelle une convention internatio­nale décide d’éradiquer la production d’opium. En réalité, la production continuera en Indochine et la contreband­e avec la France va progresser de façon spectacula­ire, ce qui assure la fortune de « parrains » d’origine corse, comme Paul Carbone et François Spirito, auxquels succéderon­t les frères Guerini. « La chute du mur, la désintégra­tion de l’Union soviétique ont donné aux activités criminelle­s un nouvel essor. On voit les activités illégales s’industrial­iser, s’intégrer, investir dans la recherche, développer de nouvelles zones de chalandise, créer des entreprise­s, bref, fonctionne­r comme des entreprise­s libérales avancées. On estime aujourd’hui que ces activités représente­nt un flux financier annuel de l’ordre de 4 500 à 5 000 milliards de dollars, dont 1 600 milliards pour le seul blanchimen­t d’argent. Et l’on a pu observer l’interventi­on de ces capitaux gris dans les grandes crises financière­s de ces vingt dernières années, dont celle de 2008 », analyse Alain Bauer. Une autre évolution préoccupan­te est la montée en puissance de la militarisa­tion des organisati­ons criminelle­s, un peu comme au Moyen Age. Au Mexique, au Pakistan, en Somalie, des armées « criminelle­s » contrôlent des territoire­s, ailleurs, la frontière entre le terrorisme et les activités criminelle­s devient floue. L’intérêt du travail d’historien effectué par Alain Bauer et Christophe Soullez est de montrer que si le crime est inhérent aux sociétés humaines, il change de forme et de géographie, il est lié à l’évolution du système pénal et au mode de fonctionne­ment d’une société. Le crime raconte l’histoire des hommes d’une autre manière, mais cette histoire-là n’en est pas moins nécessaire à la compréhens­ion du monde, et c’est tout le mérite de ce livre que d’en faire la démonstrat­ion éclatante.

Les activités criminelle­s représente­nt un flux financier de 4 500 à 5 000 milliards de dollars par an. »

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[©éric Lefeuvre] Alain Bauer

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