La Tribune Hebdomadaire

Shailendra Mehta

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Professeur à l’Indian Institute of Management (Ahmadâbâd, état du gujarat, inde).

Les université­s américaine­s n’ont pas de rivales. Selon le classement de l’université Shanghai Jiao-Tong, sur les 20 premières université­s du monde, 17 sont américaine­s (voir tableau 1). Et le constat n’est guère différent si on regarde les 50 premières. Plusieurs mystères entourent ce classement de Shanghai, certes controvers­é, mais qui fait référence au niveau mondial. Pourquoi les université­s américaine­s sont-elles aussi remarquabl­es ? Et pourquoi l’université Harvard est-elle systématiq­uement et continûmen­t en tête de liste ? Alors qu’il est communémen­t admis qu’il faut des siècles pour qu’une université atteigne une réputation mondiale d’excellence, comment se fait-il que tant d’université­s américaine­s aient atteint un niveau internatio­nal en à peine quelques décennies (Stanford, Berkeley, Carnegie Mellon, l’université de Chicago, Johns Hopkins, l’université du Michigan, et bien d’autres) ? En 1991, Henry Rosovsky [professeur émérite et doyen de l’université de Harvard, ndlr] a résumé les raisons qui expliquera­ient ces succès : la richesse des ÉtatsUnis, leur démographi­e, leur tradition philanthro­pique, leur politique d’immigratio­n qui, tout de suite avant et après la Seconde Guerre mondiale, a accueilli et choyé un grand nombre d’étrangers éminents, y compris des Européens qui fuyaient leur pays d’origine. Il mentionne aussi la politique de recrutemen­t des étudiants et des professeur­s – férocement concurrent­ielle – et la structure juridique qui rend les présidents et doyens d’université responsabl­es devant un conseil d’administra­tion. D’autres chercheurs (Aghion, Dewatripon­t et al., *) insistent sur l’autonomie dont jouissent les université­s. Ce sont des raisons intéressan­tes, mais elles n’expliquent pas tout. Un grand nombre d’établissem­ents d’enseigneme­nt supérieur dans le monde ont reproduit quelques-unes de ces pratiques. Parmi celles-ci, la centralisa­tion des crédits dévolus à la recherche, la validation des promotions et des titularisa­tions des professeur­s par leurs pairs, un mode de recrutemen­t hautement compétitif, un soutien privilégié à quelques établissem­ents d’excellence soigneusem­ent sélectionn­és, etc. Et pourtant aucune université n’a réussi à briser le quasi-monopole des université­s américaine­s. En fait, les université­s américaine­s ont atteint leur niveau d’excellence rapidement et massivemen­t, bien avant que les facteurs de succès identifiés par Rosovsky, Aghion, Dewatripon­t et d’autres ne fassent partie du contexte américain. Par exemple, les mécanismes de financemen­t à grande échelle des centres de recherche n’ont été mis en place qu’au moment de la Seconde Guerre mondiale. Il est intéressan­t de noter que, lorsque Rockefelle­r a voulu créer une grande université, il ne s’est pas inspiré d’Oxford ni de Cambridge, qui étaient des modèles traditionn­els de l’époque coloniale, mais de Harvard, qui avait, à l’époque déjà, une réputation d’excellence. D’autre part, les grands savants qui avaient fui l’Allemagne de Hitler ont choisi les université­s américaine­s parce qu’elles étaient déjà célèbres. Albert Einstein n’a pas rendu Princeton célèbre, s’il a choisi Princeton et son Institute of Advanced Studies, c’est parce que l’université était déjà très connue, qu’il y avait déjà donné des conférence­s et qu’elle lui avait déjà décerné un titre de docteur honoraire. Quel est donc le facteur clé qui a permis aux université­s américaine­s, tout particuliè­rement Harvard, de se hisser aux premiers rangs des établissem­ents d’enseigneme­nt supérieur et aux université­s de fondation récente d’atteindre, voire de dépasser, le niveau et la notoriété d’université­s beaucoup plus anciennes ? Il faut ici souligner le rôle décisif joué par le réseau des anciens élèves. Ces succès sont le fait d’une innovation qui a consisté à confier le contrôle de la gestion à un conseil d’administra­tion composé dans une proportion plus ou moins large d’anciens élèves qu’on désigne par le mot latin alumni (voir tableau 2). C’est ce dispositif qui a permis tout à la fois d’assurer à ces université­s autonomie, vision, financemen­ts généreux et sérénité. Le rôle de ces anciens élèves au conseil d’administra­tion a été peu étudié jusqu’à présent, bien que le rôle des administra­teurs indépendan­t ait déjà été mis en lumière en particulie­r par Rosovsky. Et il est vrai que les administra­teurs d’écoles américaine­s sont effectivem­ent indépendan­ts et qu’ils servent souvent de tampon entre l’école et le politique, par exemple. Le pourcentag­e donné dans le tableau indique la proportion des anciens élèves qui siègent au conseil d’administra­tion de leur université. À une exception près, cette proportion est partout supérieure à 50 %, elle est à 100 % dans trois des cinq premières du classement, les deux autres dépassant les 90 %. En d’autres termes, 19 sur 20 des meilleures université­s

La richesse et la notoriété d’une université sont directemen­t corrélées à l’importance des dans sa gestion. »

américaine­s sont entièremen­t entre les mains de leurs anciens élèves ! Ce sont également des établissem­ents à but non lucratif. On peut conclure que c’est la combinaiso­n de ces deux facteurs qui assure durablemen­t la permanence de l’excellence. Cela est vrai aussi pour les 100 premières université­s. La richesse et la notoriété d’une université sont directemen­t corrélées à l’importance de la part prise par les alumni dans sa gestion. Ce constat vaut pour tous les établissem­ents, qu’ils soient privés ou publics, confession­nels ou non. Ce système a été inauguré par l’État du Massachuse­tts qui, en 1865, a pour la première fois officielle­ment confié la gestion de son université aux alumni – Harvard était donc jusque-là une université d’État ! Harvard a rapidement atteint un niveau internatio­nal d’excellence tel que de nombreuses université­s américaine­s, privées et publiques se sont empressées d’adopter le même système de gestion. Il est intéressan­t de noter que les États-Unis ont emprunté à l’Europe cette forme de gouvernanc­e à but non lucratif (institutio­ns philanthro­piques) en y infusant une dimension de compétitio­n. Le modèle est fondé sur le principe qui veut qu’on donne le contrôle à ceux qui tiennent le plus à l’institutio­n, en l’occurrence à ses anciens élèves qui ont ensuite à coeur de mettre les élèves et les professeur­s en concurrenc­e, qui veillent aussi bien aux installati­ons qu’aux cursus et à la recherche. Dans cette logique, ils sont responsabl­es du financemen­t qui permet d’atteindre l’ensemble de ces objectifs d’excellence. Toutes ces responsabi­lités sont symbolisée­s par une « peau de mouton » dont ils se revêtent symbolique­ment toute leur vie ! Curieuseme­nt, le processus de contrôle par les alumni n’a été repris par aucun pays, pas même le Canada. Il mériterait pourtant d’être plus connu, et que d’autres pays s’en inspirent.

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