1. Les états-unis bientôt exportateurs !
Jusqu’à récemment, le monde du gaz naturel était simple, strictement contraint par la géophysique. Deux camps étaient face à face : les pays qui disposaient de gaz dans leurs sous-sols ou au fond de leurs mers et les autres. Les premiers livraient aux seconds le précieux or bleu via de coûteux réseaux de gazoducs, vite devenus de véritables enjeux stratégiques. Les mers étaient un obstacle infranchissable. À la fin des années 1960, l’Algérie et la France ont jeté un pavé dans la mare en mettant en service le premier terminal d’exportation de gaz liquéfié.
Devenu liquide sous l’effet de très basses températures (-160 °C), le gaz naturel s’est mis à voguer sur les mers et à se libérer des flux contraints des gazoducs. Mais la révolution annoncée n’a pas eu lieu. Si le gaz naturel liquéfié (GNL) a trouvé un marché en Asie, il ne représente que 10 % des approvisionnements mondiaux.
Ce schéma est en train de voler en éclats sous le double effet du gaz de schiste et de la boulimie de gaz en Asie, notamment après Fukushima. Traditionnellement importateurs de 15 à 20 % de leur consommation de gaz, les États-Unis étaient étroitement dépendants des livraisons de gaz canadien par gazoducs. Pour desserrer l’étreinte, le pays avait misé ces dernières années sur le GNL et mis en projet des dizaines de terminaux de regazéification. Aujourd’hui, une douzaine d’installations flambant neuves égrènent ses côtes. Coup de théâtre, à peine mises en service, nombre de ces unités pourraient être reconverties en terminaux de liquéfaction pour, cette fois, exporter des surplus de gaz. Cette révolution provient du gaz de schiste, dont on ne finit plus de lister les conséquences, au moins sur l’économie américaine.
Selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE), le pays devrait devenir premier producteur mondial de gaz en 2017, raflant le titre à la Russie. D’après les chiffres recueillis par BP dans sa bible annuelle BP Statistical Review of World Energy, c’est déjà le cas. En 2011, les États-Unis ont produit 651 milliards de mètres cubes, quelque 20 % de la production mondiale, selon le pétrolier, contre 607 pour le géant russe. Depuis 2006, la production de gaz américaine a bondi de 25 %, notamment grâce à ce fameux gaz de schiste, que personne n’a vu venir. Présent en faible densité dans des couches d’argile, le gaz de schiste (ou shale gas, en anglais) représente environ la moitié de la nouvelle production américaine. L’autre moitié provient du gaz de charbon ( coalbed methane), le célèbre « grisou » qui correspond à des vapeurs de méthane piégées dans le minerai de charbon. Bilan : les prix du gaz se sont effondrés aux États-Unis. Longtemps installés autour de 4 dollars le BTU, l’unité de mesure pour le gaz, contre 6 à 8 dollars en Europe et 16 à 18 dollars au Japon, ils sont carrément tombés à 2 dollars depuis avril dernier. En dessous du coût de production de nombreux opérateurs, qui se situe entre 4 et 6 dollars. Ce gaz bon marché a de multiples conséquences pour l’industrie. D’abord, l’industrie chimique américaine, très gourmande en gaz, obtient un avantage compétitif très significatif sur ses concurrents européens. « Cette nouvelle donne va bouleverser l’équilibre mondial de la chimie », prédisent David Richard et Laurent Dumarest, d’AT Kearney. « Alors que la chimie se délocalisait vers le Moyen Orient, à la recherche d’une matière première compétitive, les États-Unis vont doubler leur production pétrochimique à base d’éthane d’ici à 2018 et redevenir exportateur de polymères » , ajoute-t-il.
Autre conséquence : le gaz pas cher est en train de chasser le charbon des centrales électriques, après avoir contribué à geler la renaissance de l’atome outre-Atlantique. Le charbon, à l’origine de 42 % de l’électricité produite dans le pays, domine le parc électrique américain depuis cent ans. Cette prédominance pourrait vivre ses dernières années. L’AIE prévoit que, d’ici à 2017, le gaz pourrait faire jeu égal avec le charbon dans la production d’électricité. Et on n’a pas tout vu! « Il y a deux semaines, j’assistais au Canada à une présentation un peu exclusive par un cabinet très réputé sur l’énergie » , raconte un grand patron du secteur. « Lorsque les consultants ont souligné que d’ici 10 à 15 ans, grâce au pétrole produit en association avec le gaz de schiste, les États-Unis deviendraient autosuffisants, voire exportateurs, en pétrole, le ministre irakien du Pétrole, présent, a blêmi ». Il y a de quoi, si on imagine les conséquences sur la politique étrangère américaine.
La dernière nouveauté autour du gaz de schiste, c’est en effet le shale oil, extrait en même temps. « Avec ce gaz humide, on trouve souvent du pétrole léger » , explique Olivier Appert, président d’IFP Énergies Nouvelles. C’est ce pétrole, dont les prix de vente sont bien supérieurs à ceux du gaz aux États-Unis, qui rend rentable bien des gisements de gaz de schiste. « En 2011, la production pétrolière américaine a atteint son plus haut niveau depuis 1998. Pour la première fois depuis 1960, le pays est exportateur net de produits pétroliers » , souligne BP dans son étude annuelle.