Vers un « printemps occidental » ?
Le philosophe prend la défense de la jeunesse d’aujourd’hui, qui va devoir réinventer une manière de vivre ensemble, une manière d’être et de connaître… À condition de lui faire confiance !
– Le projet du livre n’est pas de décrire deux générations, mais un nouvel état des choses que l’on voit évoluer depuis longtemps déjà. Le numérique est arrivé alors que beaucoup de paramètres avaient déjà changé. En 1900, la majorité de la population était rurale. Aujourd’hui, elle vit en ville. L’espérance de vie approche des 80 ans, alors qu’avant les couples se juraient fidélité pour une décennie. Le rapport au corps s’est modifié : nous ne souffrons plus, nous n’avons plus faim. Les courbes ont commencé à s’inverser dans les années 1970. Quand je suis né, la population mondiale était de deux milliards d’humains. Depuis, elle a été multipliée deux fois par deux pratiquement. Bref, les structures élémentaires de la société, le rapport au monde comme aux vivants est entièrement bouleversé. Et c’est dans ce contexte que le « nouvel être humain » est né. Rarissimes dans l’histoire, ces transformations que j’appelle « hominescentes » , créent, au milieu de notre temps et de nos groupes, une crevasse si large et si évidente que peu de regards l’ont mesurée à sa taille, comparable à celles, au début de l’ère chrétienne, à la fin du Moyen Âge et de la Renaissance. Ces enfants habitent le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l’usage de la Toile, la lecture ou l’écriture au pouce des messages (d’où le titre de mon ouvrage, Petite Poucette), la consultation de Wikipédia n’excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l’usage du livre, de l’ardoise ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois. Ils n’ont plus la même
tribune – Votre nouvel essai, Petite Poucette, se veut le portrait d’une jeunesse en train d’éclore qui bouscule nos croyances, vit le multiculturalisme, n’a plus le même monde. Vous avez voulu réconcilier les adultes avec la jeunesse d’aujourd’hui ? Michel SerreS
Vous soulignez qu’il nous reste à inventer de nouveaux liens en estimant que « nous adultes, n’avons inventé aucun lien social nouveau » . Nous n’avons donc pas su leur transmettre l’essentiel et sommes responsables de l’individualisme que nous leur reprochons ?
Si j’avais fait le portrait des adultes d’aujourd’hui, il est certain qu’il aurait été bien moins flatteur. On dénonce la pornographie à la télévision, mais personne n’est responsable. Les jeunes sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d’attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze secondes, chiffres officiels. Dont le mot le plus répété est « mort » et l’image la plus représentée celle des cadavres. Nous, adultes, avons transformé notre société du spectacle en une société pédagogique dont la concurrence écrasante éclipse l’école et l’université. Pour le temps d’écoute et de vision, les médias se sont saisis depuis longtemps de la fonction d’enseignement. Critiqués, méprisés, vilipendés, puisque pauvres et discrets, nos enseignants sont devenus les moins entendus de ces instituteurs dominants et riches.
donc un nouveau rapport au savoir qu’institue la jeunesse d’aujourd’hui ? Et donc aussi une nouvelle forme de transmission ?
tête et n’habitent plus le même espace. Ces fonctions se transforment avec le support et par lui. Par l’écriture et l’imprimerie, la mémoire, par exemple, muta au point que Montaigne voulut une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine. Cette tête vient de muter encore une fois. Aujourd’hui l’accès au savoir est universel. Il faut donc décrire la nouvelle tête de Petite Poucette. L’imprimerie a déjà changé cette tête. C’est l’invention de l’écriture qui fait que l’on n’a plus de mémoire. Au ve siècle, les textes historiques étaient racontés. Les gens savaient par coeur ce qu’avait dit Socrate. Quand saint Thomas d’Aquin faisait cours, les gens étaient debout et retenaient son enseignement. Puis l’écriture est arrivée, la mémoire a disparu, et la tête s’est vidée. Mais on l’a remplie avec autre chose. Avec l’écriture, on a inventé le droit, la géométrie, la monnaie. Le numérique a inventé le trader. Quand je rentre dans un amphi, je dois parier que la moitié de mon amphi a déjà regardé sur Wikipédia le sujet d’étude. Le rapport maîtreélève a toujours évolué. Avant l’écrit, il n’y avait pas d’école. Autrefois, il y avait un Rousseau ou un Moïse qui imposait les tables de la loi. L’informatique a créé le troisième avatar du couple support-message. À l’âge oral, lorsque l’écriture n’existait pas, c’était le couple corps-voix, qui permettait de transmettre le savoir. Après, nous sommes passés au couple papier-écriture, enfin écran-signal. C’est l’âge numérique. À chacune de ces révolutions, tout a changé : l’État, le droit, la politique, la monnaie. Que reste-t-il dans la tête de Petite Poucette devant un ordinateur garni d’une mémoire mille fois plus puissante, d’une imagination garnie d’icônes, d’une raison aidée par des logiciels ? L’intelligence inventive, une authentique subjectivité cognitive.
le numérique n’a pourtant pas changé la société, comment l’expliquez-vous ?
On voit bien que nos institutions ressemblent à des dinosaures. Qu’il s’agisse de la politique hospitalière, des universités ou des entreprises, tout pourrait changer. Si l’on inventait une carte médecin que l’on pourrait consulter à distance, cela éviterait de se déplacer pour un oui pour un non et économiserait des jours d’hôpital. L’entreprise est fondée sur le travail posté, alors que l’on pourrait très bien travailler de chez soi. Une circulation symétrique est en marche entre les notants et les notés, les puissants et les sujets. Tout le monde semblait croire que tout coule du haut vers le bas, de la chaire vers les bancs, des élus vers les électeurs ; qu’en amont l’offre se présente et que la demande, en aval, avalera tout. Qu’il y a des grandes surfaces, de grandes bibliothèques, des grands patrons, ministres, hommes d’État… qui, présumant l’incompétence des sujets, répandent leur pluie bienfaisante sur ces petites tailles. Cette ère se termine sous nos yeux, au travail, à l’hôpital, en route, en groupe, sur la place publique, partout... On ne peut plus prendre Petite Poucette pour une imbécile. C’est la fin de la présomption d’incompétence. Pour la première fois de l’histoire, on entend la voix de tous. Et de nouvelles compétences émergent. En consultant au préalable un bon site sur la Toile, le patient, l’ouvrier, l’employé, l’administré, le voyageur, le senior ou l’ado, l’enfant, le consommateur, bref, l’anonyme de la place publique, celui ou celle que l’on nomme citoyen(ne), peut en savoir autant, ou plus, sur le sujet traité, la décision à prendre, l’information annoncée, le soin de soi… qu’un professeur, un directeur, un journaliste, un responsable, un grand patron, un élu, un président même, tous portés au pinacle du spectacle
Je vois nos institutions luire d’un éclat semblable à celui des constellations mortes depuis longtemps déjà. »