La Tribune Hebdomadaire

La guerre des noms de domaine fait rage sur la planète Web

L’icann, le régulateur technique du Web, a ouvert à la vente des centaines de nouveaux suffixes pour les sites Internet. Entre ceux qui craignent déjà des atteintes à la propriété intellectu­elle et ceux qui sont prêts à dépenser des millions pour décroche

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La guerre des suffixes a commencé : « book », « read », « author »… les adresses de sites Internet ne se cantonnero­nt bientôt plus au « .com » ou « .fr ». Près de 2 000 demandes ont été déposées en juin pour obtenir ces nouveaux « domaines génériques de premier niveau » (gTLD) auprès de l’Icann (Internet Corporatio­n for Assigned Names and Numbers, www.icann.org). Or l’achat de ces nouveaux suffixes fait l’objet de batailles acharnées.

Les premières escarmouch­es sont menées par les associatio­ns d’auteurs américains. Leur dernière action en date : celle qui voit des auteurs et des éditeurs affronter le moteur de recherche Google et le libraire en ligne Amazon. Ce dernier a déposé quelque 63 demandes en alphabet latin pour des mots allant de Kindle – le nom de sa tablette – à « joy », « kids », « free » mais aussi « books » et « author » (« joie », « enfants », « libre », « livres », « auteur »).

De tous ces mots génériques, ce sont bien sûr les derniers qui posent surtout problème aux écrivains et aux éditeurs. Le président de l’Authors Guild (associatio­n des auteurs), Scott Turow, a ainsi adressé un courrier à l’Icann le 8 mars pour demander à l’organisme de ne pas accéder aux desiderata des géants du Net. « Mettre de tels noms de domaines dans des mains privées est clairement anticoncur­rentiel », argue-t‑il. Car cela « autorise des compagnies déjà dominantes, bien capitalisé­es, à étendre et à ancrer leur pouvoir sur le marché ».

Enjeux juridiques, marketing, financiers et de sécurité

De fait, il faut s’attendre à des combats juridiques. Dans un premier temps, l’Icann va « filtrer » les demandes en « prenant en compte notamment les dispositio­ns de la convention de Paris sur la propriété industriel­le », comme l’explique Me Olivier Cousi, spécialist­e du droit de la propriété intellectu­elle associé au cabinet Gide Loyrette Nouel. En clair, des termes comme « ONU », « Unesco » ou « France » ne peuvent être déposés car ils sont protégés. Et si le juriste estime les différente­s étapes du processus – dépôt de dossier, possibilit­é d’objections, examen par l’Icann – « relativeme­nt prudentes au regard du droit des tiers », il prévoit néanmoins des « discussion­s ».

Et pour cause, l’ouverture de ces droits représente des enjeux de taille. Le premier pour les entreprise­s candidates consiste d’abord à s’assurer la propriété d’un domaine qui correspond à un mot-clé très recherché sur Internet. « Pour les entreprise­s comme Google, Amazon, etc., l’enjeu est d’abord marketing. Il autorise un meilleur référencem­ent. Cela permet d’avoir une adresse plus pertinente en termes de communicat­ion », explique Patrick Hauss, consultant auprès de l’Institut français de recherche en propriété intellectu­elle et directeur marketing de l’entreprise de gestion de noms de domaines NetNames. Ainsi, Google pourra vendre à des entreprise­s le droit de créer des pages « .youtube », par exemple, ce qui permettrai­t une meilleure lisibilité pour l’internaute.

Deuxième but pour les marques : la sécurité. Contrôler ces nouveaux suffixes permet en effet de se protéger de l’hameçonnag­e, technique utilisant la contrefaço­n de sites pour obtenir les coordonnée­s bancaires des internaute­s. Autour de ce nom, les marques pourront « créer un sanctuaire virtuel où l’utilisateu­r a l’assurance de trouver un produit authentiqu­e », explique Patrick Hauss. D’où l’intérêt pour L’Oréal d’acheter le nom de sa marque, par exemple. Sans compter que la marque pourra utiliser ce nom pour renforcer encore sa « communauté » en créant, pourquoi pas, des adresses mail.

Des conflits pourraient naître si les marques visent à s’assurer le monopole de l’utilisatio­n des mots achetés. Cependant, « dans la charte initiale, le titulaire doit s’engager à la commercial­iser », explique Me Olivier Cousi. « Des tarifs prohibitif­s pourront servir d’élément de preuve pour signifier qu’il y a abus » , ajoute-t‑il. Dans ce cas précis, l’éventuel conflit portera sur le droit de la concurrenc­e.

« ENCOURAG ER LA CONCURENCE » : LE VOEU PIEUx DE L’ICANN À L’ÉPREUVE DU RÉEL

L’autre grand intérêt de l’achat de ces extensions est financier. « Aujourd’hui, les vrais projets business sont portés par des opérateurs indépendan­ts, des structures champignon­s créées pour les besoins de la cause », souligne à cet égard le spécialist­e des noms de domaine.

Ces sociétés ou « registres » achètent des extensions dans l’espoir ensuite d’en revendre soit la propriété, soit le droit d’usage à des milliers d’autres personnes morales ou physiques. Ainsi le « .sport », qui risque d’intéresser de très nombreux acteurs allant des clubs aux marques de vêtements en passant par les constructe­urs automobile­s, fait-il l’objet d’une candidatur­e de la part de la société Dot Sport Limited, créée à Gibraltar pour l’occasion. Dans la ligne de mire de ces sociétés ? Un pactole « qui va se chiffrer en millions de dollars », estime Patrick Hauss.

Pour l’ancien président du conseil d’administra­tion de l’Icann, Peter Dengate Thrush, la manne se chiffrerai­t en milliards. « L’actuel marché des noms de domaine vaut environ 12 milliards de dollars. Je pense qu’il croîtra de 3 à 4 milliards avec les nouvelles extensions de noms de domaine »,

Mais le tarif pour faire seulement évaluer son dossier, 185 000 dollars, sans compter les frais afférents à sa préparatio­n, barre la route aux plus petites entreprise­s qui souhaitera­ient acheter un ou plusieurs de ces mots. Elle pousse en outre les entreprise­s qui les ont achetés à les « rentabilis­er ». D’autant plus qu’en cas d’échec l’intégralit­é de la somme n’est pas remboursée par l’Icann. De fait, ce sont surtout des multinatio­nales et des registres qui ont formulé des demandes. Outre Google et Amazon, prêts à dépenser des millions, figurent également des entreprise­s françaises comme L’Oréal, qui a par exemple demandé à obtenir le mot « matrix » (du nom de l’université de formation interne de l’entreprise), ou quelques collectivi­tés territoria­les (Alsace, Corse, entre autres). Plusieurs compagnies ont déposé des dossiers pour les mêmes mots. Pour trancher, un système de vente aux enchères est prévu qui laisse augurer quelques combats féroces.

En effet, « si “.hotel” crée 1 million de noms de domaines et que le droit de l’utiliser est vendu 20 dollars pièce par an, cela fait 20 millions de dollars par an de recettes », pointe Patrick Hauss. À cette somme, il faut retirer les coûts de gestion de l’infrastruc­ture. Rien n’assure en outre que, sur les 1 000 nouvelles extensions, toutes auront du succès. Mais les expérience­s passées indiquent jusqu’à quel point certaines représente­nt un potentiel. Le « .eu », par exemple, a été réservé l’an dernier par 3,5 millions de sites, selon l’Eurid, qui gère l’attributio­n de cette extension. De quoi inciter à miser gros. Tous ces enjeux sont bien sûr susceptibl­es de provoquer de nouvelles contestati­ons. L’organisme avait d’ailleurs repoussé jusqu’au 13 mars minuit la date limite pour contester officielle­ment une demande. Ensuite, les dossiers prendront plusieurs mois à être traités. Et des conflits pourraient encore les ralentir.

Autrement dit, il faudra encore attendre avant de pouvoir cliquer sur « polar.book »… Mais le président de l’Icann, Fadi Chehade, a déjà fait savoir que les premiers mots à faire leur apparition à la fin des adresses Web, à la mi-2013, seront probableme­nt écrits en chinois ou dans d’autres langues que l’anglais.

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Selon Fadi Chehade, président de l’Icann, les premiers nouveaux suffixes des adresses Web, à la mi-2013, seront probableme­nt écrits en chinois.

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