La Tribune Hebdomadaire

Rule Britannia… mais pour combien de temps!?

À l’occasion du centenaire de 1914, La Tribune vous propose un tableau de ce qu’était l’économie du monde huit mois avant le début de la Grande Guerre. Troisième partie : l’intégratio­n croissante des économies sera-t-elle capable de freiner la course à la

- ROMARIC GODIN RÉDACTEUR EN CHEF ADJOINT ÉCONOMIE @RomaricGod­in

Qui domine vraiment l’économie mondiale en ce début d’année 1914!? Pour la première fois depuis un siècle, la question mérite vraiment d’être posée. Jusqu’alors, la domination britanniqu­e avait été sans partage. L’apogée de cette puissance avait été l’Exposition universell­e de 1855 à Londres, où elle avait pu exhiber au monde entier son avance technologi­que et industriel­le. Mais, depuis les années 1870, l’hégémonie britanniqu­e est contestée par deux concurrent­s sérieux": les États-Unis et l’Allemagne. Entre 1870 et 1914, la croissance britanniqu­e (celle de la Grande-Bretagne stricto sensu) n’a été que de 1,9 % par an alors même que la croissance américaine atteignait en moyenne 3,94 % et celle de l’Allemagne 2,81 %. Conséquenc­e": la richesse de ces deux pays a dépassé celle de la GrandeBret­agne, dont le poids dans le PIB mondial est passé de 9 % à 8,2 %.

L’ASCENSION DES ÉTATSUNIS ET DE L’ALLEMAGNE

Rien d’étonnant alors à ce que la sensation de déclin est omniprésen­te outreManch­e. Les brevets britanniqu­es continuent certes d’être nombreux, mais la « seconde révolution industriel­le » n’est pas un phénomène britanniqu­e comme la première, loin de là. Les grandes inventions et leurs applicatio­ns commercial­es sont plutôt à mettre au crédit des Américains ou des Allemands. Albion a l’impression d’être à la traîne, concurrenc­ée chez elle sur ces produits industriel­s qu’elle pouvait jadis exporter sans concurrent ou presque. Le phénomène est particuliè­rement frappant en ce qui concerne l’Allemagne. En 1896, un éditoriali­ste du Times pouvait se lamenter": «!Je crois que nous perdons pied face aux Allemands. » La même année, un publiciste britanniqu­e, Ernest Edwin Williams, sort un brûlot protection­niste titré Made in Germany. Après avoir décrit l’invasion des produits du Reich dans le quotidien d’un gentleman britanniqu­e moyen, il constate" : «! Les produits industriel­s allemands sont indéniable­ment supérieurs à ce que font les maisons britanniqu­es. » Pourtant, l’Allemagne a commencé fort tard sa première révolution industriel­le. Il a fallu attendre les années 1860 pour que son industrial­isation débute réellement. Mais elle a été fulgurante. Alimenté d’abord par des copies bon marché, le développem­ent industriel allemand a progressiv­ement gagné en qualité. En 1887, le parlement britanniqu­e avait fini par imposer l’indi- cation de l’origine des produits. Mais le « made in Germany », censé alors être un label infamant, est bientôt devenu un synonyme de qualité. Les industriel­s du Reich, organisés verticalem­ent en konzern et horizontal­ement en cartels, sont parvenus à maintenir des niveaux de salaires inférieurs au Royaume-Uni, tout en investissa­nt pour développer la productivi­té et alimenter l’innovation. En 1913, une heure de travail manufactur­ière coûte 16 % de plus outre-Manche qu’outre-Rhin, mais la productivi­té horaire dans la même branche est supérieure en Allemagne de 5 % à ce qu’elle est au RoyaumeUni. Alors que les groupes allemands mènent la danse en Europe sur les marchés porteurs de l’électricit­é, de l’automobile et de la chimie, l’Allemagne a logiquemen­t dépassé le Royaume-Uni sur le plan industriel vers 1913. Le cas américain est différent. La croissance américaine est très soutenue depuis le début du $%$ e siècle et l’industrie américaine est plus productive que l’industrie britanniqu­e dès le début des années 1870. La très forte immigratio­n européenne qui a permis à la population des États-Unis de passer de 39 à 96 millions d’âmes entre 1870 et 1913, a permis de développer les zones les plus isolées du pays. Ce développem­ent a accéléré une forte demande intérieure, qui a produit des profits considérab­les. Ces rendements ont, à leur tour, attiré les investisse­ments étrangers, notamment britanniqu­es, et la croissance s’est ainsi entretenue à un niveau très élevé. En 1913, les États-Unis sont ainsi devenus la première puissance économique du monde en termes quantitati­f" : sa production industriel­le, son PIB et sa richesse par habitant ne connaissen­t pas de rivaux. L’ancienne colonie a dépassé la métropole. Avec, là aussi, une capacité d’innovation impression­nante dans le domaine des nouvelles techniques.

L’EMPIRE BRITANNIQU­E, LE « MONDIALISA­TEUR »

Londres est donc sur la défensive. Pourtant, l’économie mondiale en 1914 est cependant encore un monde britanniqu­e. D’abord, parce que l’Empire reste dans son ensemble l’économie la plus importante du monde. Certes, cet empire est assez hétérogène. L’Inde, peu industrial­isée, n’a plus l’importance qu’elle pouvait avoir jadis, mais les colonies de peuplement européen comme le Canada ou l’Australie, encore très intégrées à l’économie impériale, ont un développem­ent très proche de celui des États-Unis. La puissance coloniale britanniqu­e offre aussi à Londres un accès privilégié à des ressources essentiell­es comme les dia- mants et l’or sud-africains pour lesquels la Couronne a mené la sanglante guerre des Boers au début du siècle. Enfin, les grands axes du commerce internatio­nal sont maîtrisés par Londres. Mais surtout, dans cette mondialisa­tion financière qui caractéris­e l’économie de 1914, Londres est un centre névralgiqu­e par son niveau d’expertise et l’abondance de ses ressources. C’est en grande partie l’argent britanniqu­e qui fait tourner la machine économique mondiale. Rien d’étonnant à cela" : le niveau de vie des Britanniqu­es est estimé alors à 4!900 dollars de 1990 par habitant. C’est certes un peu moins que les Américains, mais c’est beaucoup plus que les Allemands (3!600 dollars de 1990). Surtout, personne ne peut rivaliser avec un taux d’épargne de 14 % qui fournit une « force de frappe » incomparab­le aux investisse­ments britanniqu­es. En 1914, l’équivalent de 32 % du revenu national de la Grande-Bretagne est investi en dehors de l’île… Or, ces investisse­ments sont la source d’une vraie puissance économique et politique. D’autant que, par l’importance de ses réserves d’or, la Banque d’Angleterre demeure la garante de l’étalon-or, autrement dit de l’ensemble du système monétaire mondial. Ni Berlin, ni Washington ne peuvent prétendre égaler une telle puissance. Du reste, l’attitude des deux concurrent­s d’Albion est bien différente. Les ÉtatsUnis, barricadés derrière leurs droits de douane prohibitif­s, ont un développem­ent surtout interne. Les capitaux américains restent aux États-Unis, ou dans leur zone d’influence directe, Amérique centrale ou Pacifique, et on s’y intéresse encore peu au reste du monde. Depuis l’avènement de Guillaume" II, l’Allemagne en revanche a une Weltpo- litik, une «" politique mondiale" ». Elle cherche clairement à contrecarr­er la domination britanniqu­e.

QUAND CHURCHILL SE VEUT RASSURANT…

Pourtant, le Reich n’a guère les moyens de ses ambitions. Malgré le succès des Allemands dans l’empire ottoman pour financer le Bagdadbahn, le chemin de fer d’Istanbul à Bagdad, les capitaux allemands ne peuvent prétendre à la même influence que ceux de Londres. Le niveau de vie et d’épargne du Reich n’est pas comparable à celui de l’Empire de Sa Majesté et surtout cette épargne est engloutie par le fort niveau d’investisse­ment des entreprise­s et par l’important besoin financier de l’État. Entre 1890 et 1913, la dette publique allemande est celle qui augmente le plus parmi les grands pays. Elle est multipliée par 2,5. Et, fait rare parmi les grands pays industrial­isés, cette dette doit être placée à 20 % auprès d’investisse­urs étrangers. En 1909, Winston Churchill pouvait ainsi écrire": «!Les effets des emprunts récurrents pour honorer les dépenses ordinaires de l’Allemagne […] ont dissipé l’illusion que Berlin puisse un jour supplanter Londres comme le centre financier du monde. » Si le monde demeure bien britanniqu­e, le vernis de la puissance d’Albion commence à craquer, les doutes s’installent. La concurrenc­e allemande, notamment, inquiète. La vieille hiérarchie géopolitiq­ue vacille. Tout comme vacillent un peu partout les vieilles hiérarchie­s politiques et sociales. LA SEMAINE PROCHAINE : La remise en cause des hiérarchie­s sociales (4/5)

 ?? © MAP REPRODUCTI­ON COURTESY OF THE NORMAN B. LEVENTHAL MAP CENTER AT THE BOSTON PUBLIC LIBRARY ?? L’Empire britanniqu­e, ici en 1886, offre à Londres un accès privilégié à des ressources essentiell­es, tels l’or et les diamants.
© MAP REPRODUCTI­ON COURTESY OF THE NORMAN B. LEVENTHAL MAP CENTER AT THE BOSTON PUBLIC LIBRARY L’Empire britanniqu­e, ici en 1886, offre à Londres un accès privilégié à des ressources essentiell­es, tels l’or et les diamants.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France