LES DÉFIS DE SÉGOLÈNE ROYAL
À l’heure de la transition énergétique, le marché de l’industrie électrique doit être réformé en profondeur.
La ministre en charge de l’Écologie et de l’Énergie trouve à sa prise de fonctions une industrie électrique française dans une situation paradoxale!: forte d’indéniables succès techniques, mais structurellement mal adaptée pour relever le formidable défi de la transition énergétique. L’électricité fut le carburant de l’extraordinaire croissance économique du "" ! siècle! : chaque pour-cent d’augmentation de la consommation électrique s’y est accompagné d’une augmentation d’un pour-cent du PNB. Le mot d’ordre du siècle passé fut «! consommer plus d’électricité pour produire plus et vivre mieux!». Lénine ne s’y était pas trompé, qui annonçait lors du VIIIe! Congrès des Soviets, en 1919!: «!Le communisme, c’est les Soviets plus l’électricité.!» Si les contours exacts de la transition énergétique, dont le projet de loi vient d’être présenté en conseil des ministres, sont encore flous (notamment sur le mix avec le nucléaire), un point semble acquis, «! il s’agit de produire différemment pour consommer moins et vivre mieux!». Les changements à envisager sont énormes et s’étaleront sur des décennies, et concernent en réalité toute la planète. Le défi est donc herculéen. Pour que la France puisse le relever, des réformes structurelles et des changements de comportement sont nécessaires. En voici trois, pour commencer. SANCTUARISER L’INSTANCE DE RÉGULATION Depuis une centaine d’années aux États-Unis, une trentaine au RoyaumeUni, et une vingtaine en France, des institutions indépendantes veillent au bon fonctionnement des marchés financiers, des télécommunications, et de l’énergie. L’indépendance de ces institutions est garantie par le processus de nomination de ses membres, mais aussi par leur autonomie budgétaire. Cette double indépendance est essentielle pour protéger les consommateurs, mais aussi les investisseurs, qui souhaitent ne pas voir des considérations politiciennes de court terme perturber des décisions de long terme, parfois de très long terme. Dans ce domaine, la France est en retard sur les pays anglo-saxons, dans lesquels l’indépendance des autorités de régulation et de contrôle est plus ancrée. Il est vrai que chez nous, les commissaires de la Commission de régulation de l’énergie (CRE) ne sont pas révocables, mais le budget de la CRE est négocié chaque année avec le gouvernement et le parlement. Dans cette situation, comment imaginer que la CRE prenne le risque de déplaire à l’un ou à l’autre$? Quelle est alors l’indépendance réelle de la CRE$? Il faut donc doter la CRE d’un budget autonome, qui ne dépendra plus du bon vouloir des politiques. Plusieurs pays financent déjà leurs autorités de régulation par un prélèvement automatique sur chaque mégawatt-heure consommé, dont le montant est garanti sur la durée. REVOIR LA GOUVERNANCE DE LA DISTRIBUTION Les réseaux de distribution sont le lieu physique de la transition énergétique! : les nouvelles installations de production décentralisée utilisant les énergies solaire et éolienne sont raccordées aux réseaux de distribution, comme devront l’être les flottes de véhicules électriques. Bientôt, les distributeurs collecteront et, si la loi les y autorise, partageront des données sur les profils de consommation des clients, ce qui permettra d’optimiser la consommation de chacun. Les distributeurs s’interrogent déjà sur la stratégie à adopter face aux géants de la collecte et du traitement de données. Avec le savoir-faire et l’infrastructure d’entreprises comme Google et les grands réseaux sociaux, un nouveau modèle d’affaires va impacter la distribution d’électricité. Une transformation formidable de la conception et de l’exploitation de ces réseaux se profile. Malheureusement, la gouvernance de la distribution électrique en France est complètement obsolète. Les réseaux électriques sont la propriété des communes, souvent regroupées en syndicats. ERDF, la filiale d’EDF en charge de l’exploitation des réseaux de distribution sur 95$%!du territoire, exploite ces réseaux au travers de 700!contrats locaux de concession. En parallèle, ERDF est régulée nationalement par la CRE. En particulier, la CRE fixe le tarif de distribution (le Tarif d’utilisation des réseaux publics de l’électricité, Turpe), unique sur l’ensemble du territoire. Cette dualité entre concessions locales et régulation nationale n’a aucun sens économique, et génère des surcoûts importants pour les consommateurs. L’incertitude réglementaire sur les tarifs fragilise la solidité financière d’ERDF, et de sa maison mère, EDF. Aucun autre pays développé n’a laissé perdurer une situation où un tarif public n’est connu que des mois après la date à laquelle il est supposé entrer en vigueur. Cette gouvernance constituerait une anomalie amusante si elle ne paralysait pas le secteur. ERDF et les autorités concédantes consacrent une énergie formidable à négocier des contrats de concession sans vrai contenu économique. Trop peu d’efforts sont consacrés à l’essentiel, la transition énergétique. Comment envisager d’investir dans un secteur dont la gouvernance est si faible, et le cadre réglementaire si incertain$? UNE TARIFICATION DU CARBONE À PROMOUVOIR Les énergies renouvelables, faiblement émettrices en carbone, joueront un rôle essentiel dans l’approvisionnement énergétique du ""% ! siècle. Comme la plupart des nouvelles technologies, le coût des premières unités est très élevé, trop pour être rentable pour des investisseurs, mais on anticipe que les effets d’apprentissage et de volume permettront de réduire ces coûts jusqu’à ce que les énergies renouvelables soient compétitives. Il n’est donc pas illégitime que les pouvoirs publics subventionnent le démarrage de cette industrie naissante. Fallait-il le faire en soutenant l’offre de technologies par des subventions et des aides à la R&D ou en créant un choc de demande$? Depuis une dizaine d’années, la plupart des pays ont opté pour la seconde solution en créant des tarifs d’achat de l’électricité produite par les énergies renouvelables suffisamment élevés pour créer un emballement des installations. Ces tarifs se sont révélés être de formidables machines «!anti-Robin des Bois! »! : les subventions prennent aux pauvres car elles sont financées par une taxe sur la consommation d’électricité$; elles pèsent donc proportionnelle- ment plus dans le budget des familles modestes. Les subventions donnent aux riches puisque les bénéficiaires en sont les équipementiers chinois, les développeurs et investisseurs attirés par la rente réglementaire, les agriculteurs qui couvrent leur hangar de panneaux. Ces subventions sont profondément injustes. La bonne nouvelle est qu’elles sont inutiles. Aujourd’hui, de nombreuses technologies produisent des kilowatt-heures à un coût proche de celui des moyens de production conventionnels! : éolien terrestre, biomasse, photovoltaïque dans les régions ensoleillées. Le démarrage a eu lieu. Il est donc temps de supprimer les subventions. Cela ne signifie pas qu’il faille s’en remettre naïvement à la main invisible pour développer les technologies bas carbone. Les émissions de CO2 constituent une pollution qui aura probablement un impact majeur sur l’avenir de l’humanité. Cependant, elles ne sont pas tarifées dans l’économie, à l’exception des grands sites industriels assujettis au mécanisme européen des quotas d’émission. C’est absurde autant que suicidaire. Il faut donc remédier à cet état de fait, et mettre en oeuvre un mécanisme qui assigne un prix au carbone pour l’ensemble des acteurs économiques. Il faut donc réformer le marché du carbone européen, afin qu’il prenne en compte la baisse de l’activité économique constatée depuis 2008, et produise ainsi un signal prix aligné avec l’objectif de réduction accélérée des émissions. Un choc de simplification sera particulièrement bienvenu. Si elle parvient à mettre en oeuvre ces réformes, Ségolène Royal laissera une marque durable sur l’industrie électrique en France et en Europe, et restera comme une des grandes figures de la transition énergétique.