La Tribune Hebdomadaire

LA TRIBUNE DE… MARWAN LAHOUD

MARWAN LAHOUD, DIRECTEUR GÉNÉRAL DÉLÉGUÉ À LA STRATÉGIE ET À L’INTERNATIO­NAL D’AIRBUS GROUP

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Le président du Gifas et DG délégué d’Airbus Group estime que « l’aéronautiq­ue française n’a de sens que si elle est présente dans la défense ».

Marwan Lahoud, qui préside aussi le Gifas (Groupement des industries françaises aéronautiq­ues et spatiales), explique pourquoi il est crucial de préserver en France une industrie de défense forte pour nourrir l’innovation dans le civil. Et de se préparer à la concurrenc­e chinoise ainsi qu’à l’arrivée de nouveaux concurrent­s, tels SpaceX.

LA TRIBUNE – L’industrie de défense française a, en permanence, une épée de Damoclès au-dessus de sa tête, avec des coupes budgétaire­s qui peuvent arriver à tout moment. Comment gérez-vous cette situation? MARWAN LAHOUD – Quand l’État a besoin de faire des économies, le budget de la défense est le premier vers lequel Bercy se tourne. D’un trait de plume, il peut supprimer des crédits, avec des conséquenc­es qui sont gérées par les industriel­s, lesquels s’adapteront quoi qu’il arrive, et les armées. Notre travail est d’adapter l’outil industriel à la demande. Il existe très peu d’acteurs industriel­s de premier rang qui sont purement défense. Ce qui veut dire qu’il y a très peu d’acteurs très dépendants du budget de la défense. Si je prends, par exemple, Dassault Aviation – car tout le monde pense naturellem­ent que l’avionneur ne vit que grâce au Rafale –, et bien Dassault Aviation, c’est 70!% de chiffre d’affaires dans le civil!! Pour Airbus Group, c’est 80-20.

Vous avez besoin de visibilité… Exactement. La seule exigence que nous avons face aux responsabl­es politiques, nous, dirigeants d’entreprise­s, est#: «#Dites-nous ce que vous prévoyez et surtout ne changez pas les règles au milieu de l’exercice.#» Nous avons été rassurés par le Président de la République et le Premier ministre. Pourtant, en tant qu’industriel de la défense, vous savez ce que valent les promesses des politiques… L’industrie dispose actuelleme­nt d’un cadre, qui est la loi de programmat­ion militaire (LPM), et d’un budget de la défense en 2014. L’exercice budgétaire est un art difficile. Mais la situation aurait été différente si les arbitrages du Président et du Premier ministre s’étaient terminés par une révision de la LPM. Ce n’est pas le cas et aujourd’hui, la LPM votée fin 2013 est maintenue. Elle va nous permettre de travailler avec un cadre bien défini. Mais évidemment, nous nous adapterons aux décisions conjonctur­elles. Où en est Airbus Group dans ses discussion­s avec la Direction générale de l’armement (DGA), pour étaler vos programmes? Les négociatio­ns sont en cours. C’est fait pour le NH90 [hélicoptèr­e de transport militaire d’NHIndustri­es, ndlr] depuis l’année dernière. Sur l’A400M et le MRTT [avions de transport militaire d’Airbus], nous sommes sur le point d’aboutir. Une des obligation­s de la DGA avant de signer un contrat est d’avoir une assurance raisonnabl­e que l’État peut honorer ses engagement­s. Actuelleme­nt, il n’est pas illogique qu’il y ait un peu de flottement­s dans les négociatio­ns, tant de notre côté que du côté de la DGA. Les risques de délocalisa­tion et le chantage à l’emploi ont-ils pesé dans vos discussion­s avec l’État ? Nous n’avons jamais fait de chantage. En revanche, nous avons mis en avant non seulement les créations d’emplois dans le civil, mais aussi la contributi­on positive de l’industrie de défense à l’économie du pays, à la balance commercial­e, aux transferts technologi­ques du militaire vers le civil… Pour la France, c’est un investisse­ment productif. Dans le monde entier, il n’y a pas d’industrie aéronautiq­ue civile de grande envergure qui ne fonctionne sans un pendant militaire. On ne peut pas faire des économies sur un secteur qui marche en France. Sans un budget de la défense raisonnabl­e, l’industrie aéronautiq­ue civile française peut-elle perdre son leadership? C’est l’une des thèses que nous avons soutenue. L’industrie aérospatia­le française n’a de sens que si elle est en même temps présente dans le secteur de la défense. C’est encore vrai aujourd’hui, même si le CA de l’industrie française entre civil et militaire s’est inversé depuis vingt ans. Le ratio est 70-30, voire 75-25 pour le civil. Mais, il faut à cette industrie ce socle militaire qui lui permet de fonctionne­r et de rester parmi les meilleurs. Tous les grands pays aéronautiq­ues fonctionne­nt comme cela, à l’image des Américains, des Chinois, des Russes et même des Brésiliens. Ce message est bien passé et il a été entendu par les pouvoirs publics.

«!Pour la France, l’industrie de défense est un investisse­ment productif »

Le succès de cette industrie repose sur la dualité. Quelles sont les prochaines technologi­es militaires qui vont profiter au civil ? Je suis convaincu que les technologi­es des vols autonomes [drone] migreront vers le civil. Ira-t-on vers des avions commerciau­x sans pilote ? Pas sans pilote. Mais on va adapter des technologi­es militaires (liaisons de données,

liaisons secteur commercial. sol-bord, des liaisons bord-sol…) au Tom Group, Enders, a récemment le président expliqué d’Airbus qu’il ne se lancerait plus dans des programmes européens. Est-ce trop compliqué et trop risqué financière­ment ? Il y a façon et façon de faire des programmes européens. Des programmes ont bien marché, comme le missile air-air Meteor et le missile de croisière de longue portée Scalp. C’est de cela dont il faut s’inspirer. Pour l’A400M, nous le referions certaineme­nt différemme­nt. Pour Airbus, quelle est la répartitio­n idéale des capacités de production du groupe Europe et hors Europe? Aujourd’hui, la répartitio­n est de 90!% dans les quatre pays Airbus la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Espagne. Il faut que le groupe ait plus de monde en dehors. Une répartitio­n 80-20 serait déjà un bon objectif. Nous ne nous sommes pas fixé d’horizon pour l’atteindre. Cela dépendra beaucoup des circonstan­ces et de la croissance du groupe.

Quelle est votre cible hors d’Europe ? Nous voulons être près de nos clients. Donc en Asie, qui fait l’essentiel du marché civil. Il va falloir que l’on aille plus loin en matière de localisati­on asiatique de nos capacités. Il ne faut pas non plus oublier le marché de renouvelle­ment des compagnies américaine­s. C’est ce qui explique que l’on a monté une ligne d’assemblage d’A320 en Alabama. Le groupe chinois Comac développe un avion court et moyen-courrier de plus de 150 sièges, un créneau que se partagent Airbus et Boeing. Vu

l’avance technologi­que que vous avez, la menace est-elle vraiment sérieuse ? Il ne faut pas prendre la menace chinoise à la légère. Le pire qui puisse nous arriver, c’est l’excès de confiance. Les Chinois feront de bons avions et les vendront. C’est indéniable. Pour autant, il ne faut pas jouer non plus à se faire peur en disant qu’ils sont à nos portes. Le sujet n’est pas là. Il est de savoir comment nous pouvons continuer à faire la course en tête. Nous ne serons pas capables de les concurrenc­er sur les packages financiers qu’ils pourront proposer aux compagnies aériennes, même si nous sommes déjà très compétitif­s sur ce plan. Seule notre avancée technologi­que nous permettra de conserver notre avance. Nous devons être en mesure de concevoir des avions qui réduisent davantage les coûts opérationn­els des compagnies aériennes que les leurs, tout en proposant des offres plus élaborées qui incluent toute une série de services attachés à la vente de l’avion, comme la gestion de la flotte des compagnies ou la formation de leurs personnels… En outre, nous disposons de deux points forts que les industriel­s chinois n’ont pas et que nous devons développer" : le réseau de commercial­isation et de maintenanc­e, et notre réputation. Ce sont là les points de compétitiv­ité d’Airbus face aux Chinois. En matière de produits, quelles seront les prochaines étapes d’Airbus ? Nous avons lancé plusieurs programmes ces dernières années. Aujourd’hui, il y a des améliorati­ons incrémenta­les à faire. Nous avons deux grands sujets. Nous devons trancher sur la remotorisa­tion de l’A330, un biréacteur long-courrier de 200 à 300 sièges. Il y a un marché pour l’A330 Neo. Mais il faut voir si nous avons les bras nécessaire­s pour le mener à bien, sachant que nous avons encore des activités de développem­ent. J’espère que nous serons à même de prendre une décision rapidement. Le second sujet est la gestion des cadences, des livraisons de l’A320 Neo, qui connaît un énorme succès. Ce dernier effectuera son premier vol d’essai en septembre pour une mise en service en 2015. Le PDG d’Emirates souhaite une remotorisa­tion de l’A380, qu’en pensez-vous ? Nous prenons en compte avec grand intérêt les remarques d’Emirates. Mais chaque chose en son temps. Nous devons non seulement analyser si nous pouvons supporter un tel projet, mais aussi mesurer la taille de ce marché. Le calendrier de la mise en service est un facteur important. Nous regardons. La certificat­ion de l’A350 se déroule bien, comment se présente la montée en cadence? La certificat­ion se présente en effet correcteme­nt. Le premier appareil sera livré à Qatar Airways au quatrième trimestre. Quant à la montée en cadence, c’est un sujet lourd pour toute la chaîne des fournisseu­rs, y compris internes. Mais, c’est un problème classique dans l’industrie aéronautiq­ue. Y a-t-il un risque que les soustraita­nts ne tiennent pas le rythme ? J’ai tellement vu dans le passé des commentair­es péremptoir­es affirmant que l’on ne pourrait jamais produire quinze A320 par mois, puis vingt, puis trente, puis quarante et aujourd’hui nous nous dirigeons vers une production de quarante-six appareils par mois. Ce sont des niveaux de production élevés et nous sommes très prudents dans la gestion de notre montée en cadence. Si l’on se contentait de suivre le carnet de commandes, on pourrait monter beaucoup plus vite. Mais les époques difficiles que nous avons connues nous appellent à la prudence. Le Gifas dénonce les aides que l’État de Washington a décidé d’accorder à Boeing pour son B777X. Allez-vous déposer plainte à l’OMC, comme cela a été fait pour le B787 en 2004, juste après la plainte déposée par Boeing contre l’A350 première version ? Je ne dis pas que nous ne porterons pas plainte. Nous avons passé dix ans sur la plainte précédente. Le fait que l’OMC ait condamné les exemptions fiscales des États d’un pays fédéral, n’empêche pas l’État de Washington d’accorder une aide de 8,7"milliards de dollars à Boeing pour son B777X. Allez-vous continuer à demander des avances remboursab­les? La question ne se pose pas, car il n’y a pas de programmes nouveaux. Il faut être pragmatiqu­e. Si nous pouvons nous entendre avec les États sur ce sujet, si le système est bénéfique pour eux et pour nous, il serait dommage de nous en priver. Mais pas à n’importe quelles conditions non plus. Pour les États, c’est un bon investisse­ment. Dans l’espace, en créant une société commune avec Safran, Airbus Group a-t-il enfin privatisé Ariane 5 ? Mieux vaut avoir 50$% de quelque chose que 100$% de rien plus tard. Pour rester compétitif­s face à des concurrent­s qui arrivent d’autres horizons, comme Elon Musk, le PDG de SpaceX, ou d’autres qui viendront de mondes complèteme­nt différents, il fallait changer la gouvernanc­e et la manière de concevoir les lanceurs. Avec SpaceX, nous avons un entreprene­ur qui vient d’un monde différent, qui ne s’embarrasse pas de problémati­ques de gouvernanc­e. SpaceX coupe avec le modèle d’économie mixte que l’on retrouve partout, moitié institutio­nnel, moitié piloté par les agences spatiales. Oui, mais SpaceX est lui aussi soutenu par la Nasa…

Certes, ils bénéficien­t du marché instit- tionnel de la Nasa. J’aimerais bien d’ailleurs qu’Arianespac­e ait plus de lancements institutio­nnels de la part de l’Europe. Pour autant, le modèle SpaceX est entièremen­t privé avec un entreprene­ur qui investit son argent personnel. Et le modèle fonctionne. Contrairem­ent aux idées reçues, de nouveaux entrants bousculent les acteurs traditionn­els et obtiennent un retour sur investisse­ment. SpaceX a peut-être déjà un retour sur investisse­ment. Cela va donner des idées à d’autres tycoons. Aussi, pour répondre à cette concurrenc­e et ne pas être condamné à terme à disparaîtr­e, il fallait, avec Safran, changer la gouvernanc­e d’Ariane, changer notre façon de voir. C’est pour cela que nous avons créé une société commune regroupant les systèmes de lanceurs d’Airbus et la propulsion de Safran. Des intermédia­ires turcs ont déposé une plainte en France contre le groupe pour des différends commerciau­x. Comment réagissez-vous? Il y a beaucoup de fantasmes autour de ces sujets, beaucoup de «"on dit"». C’est facile de raconter une histoire. Nous travaillon­s avec beaucoup de fournisseu­rs. Il peut y avoir des différends commerciau­x. Airbus dispose d’un système de conformité modèle, dans lequel je me suis investi personnell­ement. Tom Enders y est très attaché, non seulement pour éviter qu’il y ait des mauvaises pratiques, mais aussi pour qu’il n’y ait pas de soupçons. Quant aux accusation­s de détourneme­nt de fonds à des fins personnell­es, cela relève de la diffamatio­n.

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