La Tribune Hebdomadaire

GEMALTO DANS LE NUAGE

Le pionnier des cartes à puce s’apprête à se transforme­r, en acquérant l’américain SafeNet, le plus gros rachat de son histoire. Le directeur général de ce groupe discret du CAC 40, qui emploie 12000 personnes, dont 3000 en France, et pèse 6 milliards d’e

- PROPOS RECUEILLIS PAR DELPHINE CUNY @DelphineCu­ny

En rachetant l’américain SafeNet, Olivier Piou, entend bien rester le leader de la sécurité numérique.

LA TRIBUNE – Pourquoi Gemalto, qui se présente comme leader de la sécurité numérique, semble rester le méconnu, voire l’incompris, du CAC 40? OLIVIER PIOU – Je dois reconnaîtr­e que notre métier est devenu plus complexe, moins facile à comprendre que lorsque nous faisions des cartes à puce basiques… mais nous serions morts si nous en étions restés là! Nous sommes à l’avant-garde du xxie siècle, qui sera mobile et numérique. Il faut bien que quelqu’un se charge de la sécurité quotidienn­e de ce monde nouveau, c’est le métier de Gemalto. Ce métier n’est pas très visible, pourtant il est partout. On a besoin de logiciels sûrs, d’objets sécurisés auxquels on peut faire confiance et d’une gestion responsabl­e des données privées, des entreprise­s et des particulie­rs. C’est là que Gemalto intervient, le plus souvent en coulisses, chez ses clients. Nous travaillon­s pour les opérateurs télécoms, les banques, les gouverneme­nts et de plus en plus les entreprise­s. Nous avons diversifié nos clients et nos activités au gré de l’évolution des usages et de nos innovation­s. Gemalto est par exemple à l’origine du passeport électroniq­ue. J’étais à Manhattan le 11 septembre 2001 et c’est là que cette nouvelle applicatio­n est née : comment mieux sécuriser les voyages, prouver l’identité des voyageurs? Nous sommes allés voir le Départemen­t d’État américain, qui envisageai­t de créer une grande base de données centralisé­e, et nous leur avons proposé un prototype de passeport avec une puce qui mette votre identité – numérique, donc efficaceme­nt vérifiable – dans votre poche. Puis nous avons planché sur la standardis­ation. C’est maintenant une activité de bonne taille, globale. C’est une facette de plus à suivre pour bien comprendre Gemalto! La sécurité à l’ancienne, ce sont des forteresse­s, physiques et virtuelles, comme les firewalls [les logiciels pare-feu], mais elles ne protègent pas du risque de fuites, comme WikiLeaks. Ces forteresse­s sont attaquées quotidienn­ement et, comme nos vieux châteaux forts, elles seront prises. La sécurité numérique moderne, c’est celle des droits d’usage accordés en fonction de votre rôle, de vos responsabi­lités, et associés à une identité qu’il faut pouvoir démontrer à l’ordinateur n’importe où. Moi-même, je ne peux pas accéder à nos laboratoir­es de R&D, car je n’ai pas besoin de connaître l’algorithme de cryptage de nos clients. C’est cela la sécurité du xxie siècle!

890 millions de dollars, c'est le montant en cash de l’acquisitio­n de SafeNet.

La France n’aura finalement pas son permis de conduire électroniq­ue…

Nous serions évidemment très déçus que le ministère de l’Intérieur renonce, peut- être, à inclure la puce électroniq­ue pour une économie dérisoire de 6 millions d’euros. Je comprends la situation de l’État, qui doit faire des économies, mais est-on bien au xxie siècle? Parfois, j’ai le sentiment que nous sommes restés au xixe…

Que pensez-vous du paiement anonyme sécurisé préconisé par le rapport Lemoine sur la transforma­tion numérique de l’économie?

Je pense que c’est une erreur. Le bitcoin n’a d’intérêt véritable que pour blanchir de l’argent. Quatre-vingt-dix pour cent de ces transactio­ns concernent les trafics de toutes sortes, la drogue, les armes, les rétrocommi­ssions, etc. Aujourd’hui, le seul usage significat­if du paiement électroniq­ue anonyme est illégal. À l’heure où l’on s’émeut de l’évasion fiscale des entreprise­s, cette idée est bien surprenant­e.

Qu’est-ce que le rachat de l’américain SafeNet, pour 890 millions de dollars, va vous apporter?

C’est la plus grosse acquisitio­n de l’histoire de Gemalto. Nous sommes en train de la boucler, il ne manque plus que le feu vert du Comité américain des investisse­ments étrangers. Ce rachat nous permet d’offrir une sécurité de bout en bout, depuis la périphérie du réseau jusqu’à son coeur, depuis les utilisateu­rs et les objets jusqu’aux services et aux données. Gemalto fournit traditionn­ellement les éléments de sécurité côté utilisateu­r, dans une carte bancaire, un téléphone mobile ou un passeport. SafeNet fait de même du côté du cloud, au coeur du réseau, en générant des clefs de sécurité et en protégeant les données. SafeNet assure la sécurité des bases de données, des échanges, des transactio­ns et la protection des données à l’intérieur des grands ordinateur­s qui fournissen­t un service aux utilisateu­rs. SafeNet c’est le symétrique de Gemalto dans un réseau. Nous utilisions déjà leurs produits. Un des concurrent­s de SafeNet est Thales. SafeNet vend surtout aux entreprise­s alors que cette partie du marché ne pèse que 3% du chiffre d’affaires de Gemalto. Nous sommes donc très complément­aires, sur le plan des circuits de distributi­on, des clients, des géographie­s. Nous allons réaliser quelques synergies, de bureaux principale­ment, mais ce n’est pas l’essentiel. SafeNet réalise environ la moitié de ses 370 millions de dollars de chiffre d’affaires sur le marché américain. Le centre de gravité de Gemalto se déplace donc vers les États-Unis : le groupe devrait réaliser 20% à 25% de son activité outre-Atlantique l’an prochain, or c’est là que la croissance se trouve en ce moment. Pour autant, le centre de décision ne change pas : notre siège so- cial reste à Amsterdam et nos camps de base en France.

Votre siège se trouve-t-il aux Pays-Bas pour des raisons fiscales?

Non, notre entreprise est néerlandai­se depuis l’origine : Schlumberg­er avait créé sa filiale Axalto aux Pays-Bas. Lors de la fusion avec Gemplus, en 2006, nous avons décidé de rester à Amsterdam, plutôt que d’aller au Luxembourg, où Gemplus avait migré au moment de son introducti­on en Bourse. Nous ne retirons pas d’avantage fiscal de notre implantati­on aux Pays-Bas et si nous payons un peu moins d’impôts que le taux théorique, c’est que Gemplus avait accumulé de lourdes pertes et donc d’importants crédits d’impôt reportable­s. Nous sommes taxés là où nous vendons nos produits et nous en exportons plus de 90%. Nos brevets sont principale­ment en France et à Singapour, l’autre pays pionnier de la carte à puce. Le crédit d’impôt recherche (CIR) est aussi un soutien pour nos activités françaises, essentiel à notre R&D, Singapour offrant un mécanisme similaire. Le CIR rend la France attractive et permet de ne pas se poser la question de la délocalisa­tion de notre recherche. En France, nous avons de bons ingénieurs, de bonnes infrastruc­tures de transport et notre pays est attractif en termes de qualité de vie pour faire venir des talents étrangers. Moi-même, j’ai choisi à titre personnel de vivre en France plutôt qu’ailleurs, comme je le pourrais. Et bonne nouvelle : nous gagnons depuis 2006 plus d’argent que prévu lors de la fusion et nous aurons donc bientôt épuisé les pertes reportable­s de Gemplus. Si tout va bien, nous retrouvero­ns progressiv­ement un taux d’impôt sur les sociétés plus proche du niveau théorique de 33% à partir de 2016. C’est un symbole fort de la réussite de Gemalto, alors que certains n’y croyaient pas du tout. La société se porte bien. Malgré l’environnem­ent peu favorable, elle va réaliser une nouvelle année record. Nous avons une dizaine de perspectiv­es de croissance importante­s, comme la numérisati­on des gouverneme­nts, la sécurité des entreprise­s, le machine-à-machine avec l’Internet des objets et le paiement mobile bien sûr.

Dans le paiement mobile justement, les initiative­s d’Apple ont fait tanguer le cours de Gemalto. Sont-elles des menaces?

Il y a eu une grande confusion autour des annonces d’Apple. D’une part, le nouvel iPad Air 2 intègre une Apple SIM, et ce n’est pas une SIM logicielle virtuelle mais une belle carte SIM bien classique, fournie par l’un de nos concurrent­s. D’autre part, l’iPhone 6 est équipé de la technologi­e sans contact NFC, bien connue des Français puisqu’elle équipe la plupart de nos systèmes de transport public et dont nous faisons la promotion depuis longtemps. Avec le service de paiement Apple Pay, Tim Cook a longuement

 ??  ?? © PHILIP PROVILY
© PHILIP PROVILY

Newspapers in French

Newspapers from France