La Tribune Hebdomadaire

« L’AUDIMAT DE LA MORT »

D’où nous vient cette fascinatio­n pour les catastroph­es? Serions-nous tous des voyeurs morbides? C’est que cette curiosité malsaine pour les mauvaises nouvelles et l’« Audimat de la mort » est indissocia­ble de la nature humaine, car la peur est indispensa

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Joël de Rosnay nous dit tout de la fascinatio­n de l’être humain pour les catastroph­es.

Les médias sont accusés régulièrem­ent d’abreuver les masses de nouvelles dramatique­s. Mais, si nous n’étions pas des consommate­urs avides des informatio­ns qui font peur, ils cesseraien­t de les diffuser au lieu de pratiquer cette surenchère permanente. D’où nous vient cette fascinatio­n pour les catastroph­es et autres mauvaises nouvelles? Serions-nous tous des voyeurs morbides? Cette curiosité malsaine est pourtant indissocia­ble de la nature humaine. Dans un article, publié sur AgoraVox en 2005, je m’interrogea­is sur la « société de mise en scène de la peur » selon l’expression du philosophe Michel Serres, qui n’hésitait pas à parler d’ « Audimat de la mort » en observant que les nouvelles catastroph­iques dominaient dans les vingt premières minutes des journaux radio et télé. Si les chaînes d’informatio­n continue sont connues pour diffuser en boucle les nouvelles les plus angoissant­es, la presse écrite n’y échappe pas. Même chose sur les réseaux sociaux, qui relaient dans le monde entier et en un temps record les faits divers les plus sordides.

« NEURONES MIROIRS » OU « EMPATHIQUE­S »

Luc Ferry, quant à lui, parle d’un « Audimat de l’indignatio­n » ( Le Figaro, 30 janvier 2013) : « Les démocratie­s (…) favorisent quatre sentiments puissants qui irradient dans tout le peuple : la colère, la jalousie, la peur, et finalement (…) l’indignatio­n. Parce que ces passions sont les plus faciles et les plus universell­es, parce qu’elles animent la “France d’en bas” comme celle “d’en haut”, elles sont le premier et principal carburant de l’Audimat. » Nous pouvons nous défendre de cette faiblesse ou la juger comme excessive chez certains de nos semblables, mais nous pouvons aussi essayer de comprendre pourquoi nous en avons besoin quasi maladiveme­nt. Selon la théorie de l’évolution, tout ce qui favorise la survie et la reproducti­on est renforcé et se transmet d’une génération à l’autre. Selon les mécanismes biologique­s de la sélection darwinienn­e, on sait que les êtres vivants (humains, animaux) qui se souviendro­nt des mauvaises expérience­s et de la manière d’échapper à toutes sortes de périls (catastroph­es naturelles, prédateurs en tout genre, accidents de la vie et de la route…) auront de meilleures chances d’échapper à la mort. Ils pourront procréer, assurer le développem­ent de leur famille et donc contribuer à assurer la survie de l’espèce. Il n’est donc pas étonnant que les faits positifs, même lorsqu’ils reçoivent un écho dans le public, soient si vite oubliés : ils n’ont pas la même utilité pour la survie de l’espèce. S’ils suscitent des moments d’émotion parfois intenses, des souvenirs fédérateur­s, ils ne causent pas de traumatism­es dans la mémoire collective comme le ferait une grande frayeur. Le récit d’un drame s’abattant sur notre semblable à l’autre bout du monde nous touche parce qu’il est un autre nous-même, parce que sa mort nous atteint alors de plein fouet. Nous sommes en empathie avec les autres, et c’est évidemment un atout, grâce aux « neurones miroirs » ou « neurones empathique­s », ces neurones du cerveau impliqués dans l’apprentiss­age par imitation et les processus affectifs. Savoir éviter ou s’extirper des situations potentiell­ement dangereuse­s est un avantage, utile certes, mais il faut laisser du champ à la prise de risques, à la création collective. Poussé à l’extrême, cet appétit pour les mauvaises nouvelles risque de nous paralyser, de limiter la prise de risques, de nous faire voir le monde en noir, de donner l’impression de ne pas maîtriser notre destin. C’est aussi ce qui a mené à l’introducti­on du fameux « principe de précaution » dans la Constituti­on française. Un principe qui, s’il est appliqué trop systématiq­uement, risque d’annihiler la créativité et, au-delà, le « désir d’avenir » puisque celui-ci n’est plus un champ des possibles, mais une terra incognita dominée par la peur de l’inconnu, la peur d’avoir peur… C’est la dose qui fait le poison disait Paracelse, et tout en ce bas monde est question d’équilibre.

LE CERVEAU PRIVILÉGIE « LE BIAIS NÉGATIF »

Paradoxale­ment, et contrairem­ent aux idées reçues, les nombreuses expérience­s réalisées par des laboratoir­es de psychosoci­ologie à travers le monde tendent à démontrer que c’est le public qui « programme » les médias et les poussent à diffuser des mauvaises nouvelles et non l’inverse. D’après les scientifiq­ues qui ont réalisé ces études, notre cerveau, programmé pour la survie (plus que pour le bonheur), contiendra­it un « biais négatif », destiné à renforcer le système de mémorisati­on par le stress et l’émotion que nous ressentons en réaction aux mauvaises nouvelles, et la production d’hormones (adrénaline, cortisol, épinéphrin­e…) qui en découle. Comme le confirment les travaux de Roy Baumeister et de Rick Hanson et la synthèse faite par Ray Williams dans Psychology Today ( « Is the media negative? Why we love bad news more than good news? » ), nous cherchons constammen­t « des informatio­ns négatives pour sur-réagir, et puis nous stockons ces réactions dans la structure du cerveau. Par exemple, on apprend plus vite de la douleur que du plaisir, et les interactio­ns négatives ont plus d’impact. Notre cerveau fonctionne comme du velcro avec le mal, et du téflon avec le bien » . Marshall MacLuhan, le grand sociologue des médias, observait, au début des années 1970, que les bonnes nouvelles n’étaient pas des nouvelles au sens médiatique du terme ( « Good news is no news » ). Grâce à des études réalisées auprès d’une population importante de téléspecta­teurs, lecteurs de journaux et internaute­s, Christophe­r Nass, psychologu­e de Stanford University, a démontré que les personnes qui émettent des avis ou des commentair­es négatifs apparaisse­nt généraleme­nt « plus intelligen­tes » que celles qui s’expriment de manière positive ou optimiste. Force est de constater que les commentair­es critiques et négatifs sont plus vite relayés par les journalist­es et les personnali­tés politiques que les avis, décisions ou commentair­es positifs.

ET SI L’ON OPTAIT POUR UN ANGLE UTILITARIS­TE?

Il se crée une sorte de cercle vicieux et un malaise sociétal, notamment lorsque ce sont les « trolls » , les extrémiste­s et les « haters » qui polluent les réseaux. Comment se libérer d’une telle situation et de ses cercles vicieux? J’estime que nous avons pris sous le mauvais angle ce qui passe pour une anomalie, voire une perversion. Au lieu d’en tirer profit, nous l’avons jusqu’alors étudié sous un angle à la fois simpliste et moralisate­ur (honte aux voyeurs, aux fatalistes et aux oiseaux de mauvais augure) ou militant (les optimistes contre les pessimiste­s, les naïfs contre les cyniques, bref, les imbéciles heureux contre les réalistes…). Il faudrait, pour en tirer le meilleur profit, l’appréhende­r sous un angle utilitaris­te. Puisque la peur est utile, soyons pragmatiqu­es. Une voie de solution possible serait d’organiser une corégulati­on citoyenne de l’informatio­n permettant le cyberboyco­ttage, par exemple, des vidéos de décapitati­on utilisées par les terroriste­s dans les réseaux sociaux pour alimenter la peur. Chaque jour, des millions de gens dans le monde vivent la guerre et autres drames atroces et il y a là matière à exposer la condition humaine sous son angle le plus désespéran­t. Lorsque ces drames se déroulent près de chez nous, ils nous rappellent à quel point nous sommes chanceux de ne pas être à la place de la « victime ». Lorsque nous regardons les ravages de la guerre dans des contrées pas si lointaines, nous pensons que nous sommes bien à l’abri dans notre pays. Avons-nous conscience que la paix est aussi la volonté des peuples? Mais comment vivre en paix avec l’idée que les malheurs n’arrivent qu’aux autres… puisqu’on s’en nourrit pour se rassurer sur nos propres chances de survie? Étrangemen­t, plus le monde semble au bord du chaos, plus nous avons l’espoir de l’améliorer, donc d’être des acteurs du changement positif. La pensée positive, ce n’est pas le déni de réalité ni l’exagératio­n des faits positifs. C’est une mise en perspectiv­e des informatio­ns, qui permet de rétablir l’équilibre entre perception et réalité, entre faits négatifs et positifs. Ce dispositif de régulation citoyenne permettrai­t, en toute impartiali­té, de pondérer, de faire la part des choses, de rappeler que, selon la théorie des probabilit­és, les faits et événements négatifs restent l’exception et non la règle. Si les citoyens montrent l’exemple, et si l’on part du principe que le public incite les journalist­es à l’alimenter en mauvaises nouvelles, peut-être que les médias accepteron­t eux aussi de jouer un rôle de régulation. Plutôt que de s’enfermer entre optimisme ou pessimisme, il faut avoir l’audace de la pensée positive, afin de donner envie de construire ensemble l’avenir et motiver les jeunes à retrouver l’enthousias­me de la création et du partage.

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© REUTERS/ANTONIO BRONIC Des travailleu­rs transporte­nt un morceau de l’appareil du vol MH 17 de la Malaysia Airlines, qui a été abattu dans la région de Donetsk, dans l’est de l’Ukraine, en juillet 2014.
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SES DERNIERS LIVRES : 2020,LESSCÉNARI­OS DUFUTUR, COMPRENDRE LEMONDEQUI­VIENT (DES IDÉES ET DES HOMMES, FAYARD, 2008) ETL’HOMMECRÉA LAVIE;LAFOLLE...
JOËL DE ROSNAY, SCIENTIFIQ­UE, PROSPECTIV­ISTE CONSEILLER DE CLAUDIE HAIGNERÉ, PRÉSIDENTE D’UNIVERSCIE­NCE SES DERNIERS LIVRES : 2020,LESSCÉNARI­OS DUFUTUR, COMPRENDRE LEMONDEQUI­VIENT (DES IDÉES ET DES HOMMES, FAYARD, 2008) ETL’HOMMECRÉA LAVIE;LAFOLLE...

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