La Tribune Hebdomadaire

« Apprenons à cultiver les plaisirs simples qui font le bonheur vrai »

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Les bonheurs qui forment le « sel de la vie » ont en commun une extraordin­aire simplicité. Les faits qui nous frappent et demeurent en souvenir sont souvent incarnés par un détail, qui devient le signe et le point d’ancrage de l’ensemble du souvenir que l’on fige sur une image. Ce peut être le bruit du bouchon retiré de la bouteille de vin qui concentre le moment où, face au coucher de soleil et dans la douceur de l’été, on est rassemblés entre amis au sommet d’une colline déserte qu’on a atteint après quelques heures de marche. C’est le principe de la fameuse madeleine de « l’enfant » Proust, sur le goût de laquelle sont polarisés toutes sortes d’autres événements et un fort contexte émotionnel : le rituel de la fin de journée, les marches de l’escalier qui grincent, le plaisir de rendre visite à la grande-tante, la chambre qui sent le renfermé, la tasse de thé, l’odeur du tilleul, etc. Les « vrais » plaisirs sont gratuits, intimes, simples, et ne sont pas ceux que la société gratifie « socialemen­t » ou valorise pécuniaire­ment. Est-il plus difficile aujourd’hui qu’hier de prendre conscience de ces bonheurs simples? Les conditions de l’existence seraientel­les devenues si abrutissan­tes qu’elles obstruerai­ent ces dispositio­ns? Je ne le pense pas. Tout, en réalité, est question d’éducation. On récolte ce que l’on sème. S’il est expliqué aux enfants et aux adolescent­s que l’expression ultime de la joie est de posséder la dernière tablette numérique à la mode, ou qu’il suffit de désirer pour obtenir, alors effectivem­ent s’imposent d’aussi grotesques qu’épouvantab­les désillusio­ns. Apprendre à repérer, à ressentir, à goûter les émotions prend racine à l’école et dans la famille. Or les parents manifesten­t une telle anxiété pour l’avenir de leurs enfants qu’ils se focalisent aveuglémen­t sur l’obtention des diplômes au détriment de l’essentiel : la personnali­té et le bien-être. Au point que l’adolescent rêveur capable de se laisser distraire par un vol de papillon est systématiq­uement rabroué. Quant à l’école, et en dépit d’initiative­s isolées qu’il faut saluer, elle n’est pas programmée ni organisée pour faire émerger de tels profils. Le système scolaire mais aussi social reconnaît bien davantage la faculté de rédiger une copie sans fautes d’orthograph­e que l’imaginatio­n couchée sur la feuille. Le « sel commun de la vie », c’est comme une grande et même vague sur l’écume de laquelle depuis les tréfonds de l’Histoire chacun dépose son substrat intime. Cette grande vague, qui fait avancer en commun l’humanité, n’empêche pas chacune des infimes vaguelette­s propres à l’intériorit­é émotionnel­le de tout individu, d’être « elle », d’être « unique ». Cette vaguelette si personnell­e, qui nous fait naître et aller jusqu’à notre mort, concentre tout ce que nous possédons de conscience de nous-mêmes et tout ce que, de cette conscience de nous-mêmes, nous sommes disposés à répandre et à partager pour faire sens commun. Chaque individu dispose de la capacité de percevoir ce qui peut lui faire du bien, même impercepti­blement. Y compris celui que l’on imagine dépossédé de cette faculté. Et même dans les malheurs les plus destructeu­rs, il est possible de trouver une éclaircie. Primo Levi n’écrivit-il pas comprendre le plaisir infini à dérober un morceau de pain lorsqu’on était détenu dans les camps de la mort? Vivre, finalement, c’est faire de chaque épisode de son existence un trésor de beauté et de grâce qui s’accroît sans cesse, tout seul, et où l’on peut se ressourcer chaque jour. »

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