« Ah ! si tous les décideurs faisaient Compostelle… »
Les leçons qu’enseigne le Chemin de Compostelle sont innombrables. Et précieuses. Car il est une parabole de la vie. Il confère à la solitude une valeur particulièrement élevée : elle devient un compagnon bien davantage qu’un adversaire. On est face à soi, face à ses questionnements, face à ses limites. Et on se rapproche de soi. À l’avancée très lente de la marche s’ajoute la descente dans l’opinion qu’on a de soi et que les autres ont de vous. À mesure qu’il se diminue, le pèlerin se sent plus fort et même presque invincible. La toute-puissance n’est jamais loin de la plus complète ascèse. On prend conscience que l’inféodation aux biens matériels est une manifestation de faiblesse. Le dépouillement et l’humilité, dans lesquels on finit par être totalement immergé, produisent le sentiment vertigineux qu’en réalité on n’a besoin de presque rien pour vivre sereinement. Le dessein est de s’affranchir le plus possible du monde afin de s’approcher au plus près de soi. On met à distance certaines de ses peurs. On apprend à hiérarchiser ses priorités, à distinguer l’essentiel de la futilité, son discernement répond à des critères plus exigeants, « vrais », et davantage conformes à ce que l’on « est ». Le Chemin prépare à la liberté parce qu’il invite à s’affranchir des carcans non seulement matériels, mais aussi constitués des exigences sociales, des responsabilités professionnelles qui font écran. Lorsque le Chemin a bien préparé le pèlerin, lorsqu’il l’a bien « vidé », ce dernier jouit comme jamais de la liberté. Et une fois revenu dans le « monde réel » ne s’en départit pas. Car il a circonscrit, pour toujours, l’essentiel. Un pèlerin est un point à l’horizon sur un minuscule chemin et au sein d’un espace immense. Il passe son temps à se voir de loin à travers l’autre, car au contraire de son quotidien habituel qu’il traverse tel un myope se heur- « À mesure qu’il se diminue, le pèlerin se sent presque invincible. La toute-puissance n’est jamais loin de la plus complète ascèse. » tant à chaque obstacle formé par un mur, un bureau, un trafic, ou un interlocuteur, le pèlerin saisit l’opportunité de regarder très loin devant lui et de manière extrêmement nette. Et ce qu’il voit en premier lieu, c’est la place qu’il occupe dans le monde contemporain et dans l’histoire du monde, c’est-àdire une place infiniment petite et infiniment éphémère. Mais il éprouve aussi un délicieux orgueil à n’être rien, d’où il extrait a contrario un sentiment presque de puissance. Ainsi, de se retourner et d’apercevoir, au loin, un col de montagne que l’on a franchi deux jours plus tôt par la seule endurance de ses jambes et de son mental, rend fort. L’infiniment petit devient extrêmement grand… Le Chemin révèle également que, peu à peu, le fonctionnement entier du corps devient conscient. Dans notre quotidien, on déjeune « parce que c’est l’heure »; sur le Chemin, « quand on a faim ». Ainsi débarrassé des codes sociaux et des conditionnements de toutes sortes, on revient à l’authenticité du corps et de l’esprit, dans le sillon de laquelle on réinscrit son rythme. L’expérience ne déçoit jamais. « Le Chemin est toujours le plus fort » : ce sentiment de soumission est agréable, car il ne résulte pas d’un acte hiérarchique exercé par une autorité humaine, mais émane d’un appel mystérieux qui étrangement invite le pèlerin à engager avec le Chemin un dialogue et une relation hors normes. Malgré tout ce qu’il charrie d’entraves physiques ou d’occasions de découragement et de renoncement, le Chemin tient toujours ses promesses. L’homme prend aussi conscience qu’il est lui-même un déchet. Le Chemin est à l’image de la vie : il traverse des endroits magnifiques et d’autres sordides et massacrés. Cette confrontation aux dégâts du système économique mondial et de la folie financière terrifie. Bien sûr, arpenter le Chemin ne propose pas de solution. Mais il expose à cet indicible et offre de prendre conscience autrement, profondément, durablement de ces dégâts… Tous les pèlerins n’épousent pas les mêmes convictions en matière politique ou économique; en revanche ils ne peuvent que partager un constat commun, à partir duquel chacun d’eux, en fonction de ses référents idéologiques personnels, pose un diagnostic et une interprétation. Pour toutes ces raisons, si l’ensemble des décideurs – politiques, économiques – accomplissaient le Chemin, sans doute les finalités de l’économie seraientelles moins virtuelles et davantage humaines. »