« Une France sclérosée, mais qui a des raisons d’espérer »
De quoi la société française souffre-telle? En premier lieu – et depuis déjà longtemps – de son enfermement dans le « présentisme ». Plus encore que de douter de leur avenir, les Français peinent à l’imaginer, à l’espérer, et simultanément à tirer les enseignements du passé avec sagacité. Alors ils vivent dans l’actualité et se figent sur le présent. La France est également orpheline des grandes idéologies de gauche. Même la social-démocratie – les violences urbaines en Suède en mai 2013 le démontrent – est à bout de souffle, affaiblie par l’érosion de ses piliers : le mouvement ouvrier, la puissance syndicale, l’État-providence. Ce délitement s’inscrit dans un phénomène plus large : le déclin, parfois la quasi-disparition, des grandes médiations du passé, accélérée par le développement réticulaire d’Internet. Citons la presse, en proie à une crise structurelle profonde, mais aussi l’Église catholique; nonobstant les manifestations de masse rejetant le principe du mariage pour tous, l’influence de cette institution historiquement si omniprésente dans le fonctionnement de la société connaît en France une chute que je crois irréversible. En Espagne, pourtant frappée par une crise politique et économique d’une tout autre ampleur, la société existe, manifeste, revendique. Elle « vit ». Tout comme dans certains pays du Proche-Orient ou du Maghreb, la capacité d’indignation y est intacte, une part significative des citoyens aspirant à une démocratie qui reconnaisse l’individu dans sa personne, mais aussi dans sa contribution à la collectivité. En France, la faculté de produire des mouvements sociaux susceptibles de revitaliser l’espoir est anémique. Car la France est de moins en moins en situation de débattre avec ellemême. Les causes sont multifactorielles. L’une d’elle, paradoxalement, tient à la confiance, encore vive, des Français pour leur système politique et ses partis. La foi dans l’État, la nécessité de l’État, « La France est de moins en moins en situation de débattre avec elle-même. » le besoin d’État, restent élevés au sein de la population, d’autant plus que l’effacement des médiations intermédiaires crée l’appel à une relation directe avec l’État. Ils sont si élevés qu’en définitive l’État surplombe, aujourd’hui comme hier, la société elle-même, et qu’il en est attendu qu’il la transforme, la refonde, la relance. Cette prééminence du rôle de l’État est une caractéristique très française, enracinée dans une longue histoire. La crédibilité de l’État et du système politique fait l’objet de forts doutes, mais ceux-ci sont loin d’avoir culminé et atteint le point de non-retour. Même affaiblis, le tissu politique et celui des médiations intermédiaires assurent le maintien des conceptions traditionnelles de la démocratie – quand bien même la montée en puissance du Front national et la porosité croissante de son idéologie avec celle d’un pan entier de la droite classique constituent une dérive préoccupante. La résignation continue de dominer, même si l’on observe des manifestations extrêmes et radicales de contestation. L’espérance, même faible, demeure plus forte que la désillusion. Mais cette situation n’est pas sans conséquence : lorsque la population pense État avant de penser société et que l’État est affaibli voire menacé, les citoyens font corps pour défendre ce qui assure encore leurs acquis. Un phénomène qui concerne en premier lieu les classes moyennes, car souvent elles ont accédé à une situation qu’elles ont plus que d’autres peur de devoir abandonner. Sur une planète désormais multipolaire et qu’ordonne l’émergence de nouveaux ensembles et de nouveaux rapports de force, la France et donc les Français peinent à se situer dans les grands changements géopolitiques et géoéconomiques du monde. Et ce constat, aggravé par le déclin relatif de la langue française, accentue le double sentiment d’inquiétude et de précarité. Nourrir une perspective d’avenir devient difficile – et pourtant nécessaire. Mais cette exigence n’est pas impossible : en dépit d’une bureaucratie excessivement pénalisante et d’une jeunesse de plus en plus désenchantée, fracturée et scindée entre ceux qui sont tournés vers le monde et ceux qui, ne le comprenant pas, s’en sentent exclus et se recroquevillent, le pays dispose de grandes ressources, il innove, il se développe dans et malgré la crise. Les raisons de garder espoir ne manquent pas. »