DERNIER ÉTÉ AU PARADIS…
Selon Pascal SaintAmans, directeur chargé de la fiscalité à l’OCDE, les nouvelles mesures vont permettre de « relocaliser » les profits. Entretien.
LA TRIBUNE – En 2009, Nicolas Sarkozy avait déclaré avoir mis fin aux paradis fiscaux. Ne s’était-il pas un peu avancé?
PASCAL SAINT-AMANS — La réponse ne peut être que nuancée. Il y a deux volets. S’agissant du secret bancaire, qui permettait aux particuliers de placer des sommes échappant au fisc, la messe est dite. L’échange de renseignements à la demande – quand une administration demande des informations à son homologue dans un autre pays – est effectif. Des États qui ne jouaient pas le jeu sont en passe de changer – Luxembourg, Seychelles… Surtout, nous passons aujourd’hui à la vitesse supérieure, avec l’échange automatique, synonyme de véritable fin du secret bancaire. Chaque banque devra répertorier les comptes bancaires de tous ses clients non-résidents et, de façon automatique, envoyer les informations les concernant aux administrations de leur pays d’origine. Sous la pression de l’OCDE et du G20, tous les pays du monde ont pris cet engagement, c’est massif. Et réel.
Peut-on être certain du respect de ces procédures. Des trucages ne sont-ils pas possibles?
La question est de savoir si ces trucages sont en quelque sorte incorporés dans la législation, dans le standard, parce que celui-ci serait l’objet d’un compromis laissant des « trous », dont les acteurs profitent. En l’occurrence, ce n’est pas le cas. Ce standard, c’est la « multilatéralisation » d’une législation unilatérale, celle imposée par les Américains – le fameux Fatca –, qui est très robuste.
Tous les pays sont-ils prêts à appliquer ce standard ?
À partir de 2018, l’examen par les pairs, dans le cadre du forum mondial, permettra de le vérifier. Ce sera assez intrusif. Nous irons voir de façon très concrète comment ça se passe. Je suis optimiste, car des acteurs majeurs, au sein des paradis fiscaux, comme la Suisse, Singapour, le Luxembourg, les dépendances britanniques – îles Caïman, Bermudes, Jersey… – ont décidé d’avancer.
Les trusts vont-ils toujours permettre de passer à travers les mailles du filet ?
Les techniques de dissimulation incluent l’utilisation de ces formes juridiques anglosaxonnes, permettant de dissocier la propriété juridique de la propriété effective. Beaucoup d’abus étaient possibles. Mais notre standard met fin au secret bancaire, y compris pour les trusts. À cet égard, il n’existe que quelques poches de résistance, comme Panama, qui vont certainement tomber. Nous allons assister à la criminalisation de la fraude via le secret bancaire. Ce qui était illégal mais largement toléré, à savoir l’évasion fiscale, va désormais être de plus en plus difficile à organiser, sauf à passer par des circuits proches de la criminalité.
Quel est le second volet de la lutte contre les paradis fiscaux?
C’est le plus complexe, il s’agit de l’utilisation des paradis fiscaux pour localiser les profits des entreprises. Quand Sarkozy a déclaré avoir mis fin aux paradis fiscaux, on a pu dire : regardez les milliers de milliards de dollars localisés aux Bermudes! C’est là qu’intervient le projet BEPS (Base Erosion and Profit Shifting), que nous conduisons avec le G20. La philosophie de ce projet, c’est de réaligner localisation des profits et localisation des activités économiques. En d’autres termes, la globalisation de l’économie, la planification fiscale plus agressive des entreprises et l’inadéquation des règles de fiscalité ont conduit à de véritables monstres juridiques, permettant de localiser une partie importante des profits dans des pays où il ne se passe rien, où aucune activité n’a lieu, mais où les taux d’imposition sont nuls ou presque. Notre projet, lancé fin 2012, a pour objectif de changer cela, en établissant de nouvelles règles d’ici à cet automne. La moitié du travail est faite. Nous espérons bien terminer l’autre moitié pour le G20 de Lima, le 8 octobre.
Quelles sont les mesures les plus importantes pour « relocaliser » les profits dans les pays où se concentre l’activité économique?
Toutes les mesures sont importantes. Mais il existe quatre domaines qui requièrent une application mondiale de règles identiques. C’est impératif, car si tout le monde n’applique pas en même temps ces standards minimaux, cela ne marche pas : 1 - Il faut traiter, si l’on peut dire, la question de l’abus des traités permettant d’échapper à toute imposition. Exemple : 27% de l’investissement direct en Inde passe par l’île Maurice. Pourquoi? Parce que ce faisant, l’investisseur est exonéré des plus-values réalisées en Inde, tout comme dans son état de résidence. Les plus-values sont localisées à Maurice, qui ne taxe pas. Il faut évidemment mettre fin à cette possibilité, comme aux autres systèmes. Ce ne sera pas sans conséquence sur certains groupes de pression : aujourd’hui, 10000 avocats néerlandais ne vivent que de l’abus des traités. Ils devront se reconvertir! 2 - Le deuxième domaine, c’est celui des pratiques fiscales dommageables, les fameux rulings fiscaux. Les administrations devront désormais échanger avec leurs homologues sur ces pratiques. 3 - En troisième lieu, un standard va être mis en place concernant la communication des données pays par pays. Les entreprises devront déclarer aux administrations fiscales la cartographie de leur planification fiscale : où sont les profits, où sont les employés, où est le chiffre d’affaires… 4 - Enfin, devra être prévu un standard minimum pour éviter d’aboutir à des doubles impositions. Voilà pour les mesures qui doivent être adoptées partout. Il existera un deuxième bloc de mesures, consistant à fournir aux pays qui le souhaitent des interprétations, permettant de réviser en profondeur les règles de prix de transfert, pour rendre impossibles les fantaisies juridiques. Au total, nous devrions parvenir à quelque chose de très substantiel.
Les grandes entreprises françaises, représentées par l’Afep, ont sévèrement critiqué votre projet, affirmant qu’il allait conduire à une perte de recettes fiscales pour la France…
Si nous n’entreprenons pas ces réformes, la capacité à établir des règles communes internationales en matière fiscale va voler en éclats. In fine, on se trouvera face à un monde chinois-Brics avec ses propres règles, un monde américain avec ses propres règles, l’Europe avec les siennes… L’Afep a très peu contribué à nos travaux, alors que nous étions preneurs de leurs avis. Sur le fond, leur analyse est un peu ridicule. Il est exact que nous entrons dans un monde d’instabilité, mais cela n’a rien à voir avec le lancement de notre processus BEPS. S’il y a de l’instabilité, c’est parce que la Chine, l’Inde, etc. représentent une part croissante du PIB mondial, et que ces pays arrivent avec leur propre vision de l’économie, de la fiscalité. Ce sont des marchés dominants, avec des opportunités d’affaires de plus en plus nombreuses. Il est normal qu’ils veuillent recueillir une plus grande part des recettes fiscales. Notre projet est précisément de limiter la guerre fiscale, pas de la susciter. L’Afep estime que la mise en oeuvre de BEPS pourrait faciliter la taxation en Chine. Mais soyons lucides, cela a déjà lieu. La question est : organise-t-on les choses avec ces pays ou veut-on maintenir à tout prix les vieux standards?
Quels seront les transferts fiscaux, à l’issue de vos réformes?
Nous sommes en discussion sur le sujet. D’ores et déjà, on peut évoquer une recette supplémentaire équivalente à plusieurs points d’IS [impôts sur les bénéfices des sociétés, ndlr] pour les pays à fiscalité « normale ». Ce sera même plus dans les pays en développement, qui tablent beaucoup sur l’IS, car la TVA y joue un rôle moindre. Mais les entreprises ne seront pas nécessairement perdantes, puisque, forts de recettes supplémentaires grâce à la fin de l’évasion fiscale, les États pourront baisser les taux d’IS. Ce qui serait plutôt de bonne politique fiscale. Soyons plus compétitifs, faisons comme les Britanniques, qui ont d’ores et déjà baissé leur imposition des bénéfices !
« GRÂCE À LA FIN DE L’ÉVASION FISCALE, LES ÉTATS POURRONT BAISSER LES TAUX D’IS »