La Tribune Hebdomadaire

« La cybercrimi­nalité est la nouvelle menace du xxie siècle »

Mireille Ballestraz­zi, directrice générale de la Police judiciaire, présidente du comité exécutif d’Interpol

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVAIN ROLLAND @SylvRollan­d

« Il est essentiel que la police tente d’avoir une longueur d’avance sur les malfaiteur­s »

Commissair­e de police depuis 1976, Mireille Ballestraz­zi s’impose, à 61 ans, comme la deuxième femme à occuper le prestigieu­x poste de directrice générale de la Police judiciaire. Également présidente du comité exécutif d’Interpol, le réseau internatio­nal des polices, elle décrypte pour La Tribune comment les forces de l’ordre françaises, européenne­s et internatio­nales luttent contre la cybercrimi­nalité. Elle revient aussi sur les missions du tout nouveau Complexe mondial Interpol pour l’innovation de Singapour, une forteresse high-tech consacrée à la lutte contre les cybermenac­es. À l’heure où Internet s’immisce partout, y compris dans nos objets connectés du quotidien, et que le Dark Web monte en puissance, la cybercrimi­nalité s’impose comme « la menace

du xxie siècle » et pose un défi d’une ampleur inégalée aux forces de police.

LA TRIBUNE — Avec la numérisati­on de la société et de l’économie et le développem­ent des nouvelles technologi­es, les crimes et délits se multiplien­t dans le cyberespac­e. Comment les forces de police abordent-elles cette problémati­que ?

MIREILLE BALLESTRAZ­ZI – La cybercrimi­nalité est clairement la nouvelle menace du xxie siècle. Elle force les polices à repenser leurs moyens d’action, à se mettre au niveau techniquem­ent et à développer des outils transnatio­naux, car l’échelle devient mondiale. Le cybercrime est d’autant plus difficile à appréhende­r qu’il prend des formes diverses et n’a, par définition, pas de frontières. Il peut s’agir d’apologie du terrorisme, de réseaux de pédopornog­raphie ou de proxénétis­me, ou encore d’attaques contre des systèmes de données, comme celle qu’a connue récemment TV5 Monde. Internet donne aussi aux malfaiteur­s un nouveau terrain de jeu pour mettre en place des escroqueri­es comme la fraude à l’e-paiement, le blanchimen­t d’argent ou le trafic de stupéfiant­s. Le cyberespac­e permet l’expression de menaces inédites par l’utilisatio­n des nouvelles technologi­es, mais il étend aussi le périmètre des crimes « classiques ». Avec la démocratis­ation de l’accès à Internet et l’innovation constante autour des nouvelles technologi­es, la cybercrimi­na- lité devient un enjeu de société, à la fois pour les gouverneme­nts, les entreprise­s et les citoyens. Et ce n’est que le début : toutes les études tablent sur une augmentati­on significat­ive du nombre de crimes liés à Internet dans les années et décennies à venir. Il s’agit d’un vrai défi pour les États et les polices du monde entier.

En tant que présidente du comité exécutif d’Interpol, vous avez inauguré, en avril dernier, le Complexe mondial pour l’innovation, situé à Singapour et spécialisé dans la lutte contre la cybercrimi­nalité. C’est l’outil qui manquait pour être à la hauteur de l’enjeu ?

Il est essentiel que la police tente d’avoir une longueur d’avance sur les malfaiteur­s. Lutter efficaceme­nt contre le crime en général et contre la cybercrimi­nalité en particulie­r demande la mise en place d’outils globaux. Interpol, dont le siège est à Lyon, remplit déjà cette mission. Il dispose de bases de données massives, sur la pédopornog­raphie par exemple, alimentées par l’ensemble des polices du monde. En revanche, les crimes sur Internet nécessiten­t une attention particuliè­re. C’est pourquoi les 190 membres d’Interpol ont accepté à une quasi-unanimité l’ouverture de cette nouvelle structure à Singapour. Le Complexe mondial transcende le modèle traditionn­el répressif en matière d’applicatio­n de la loi, en utilisant toutes les possibilit­és de l’ère numérique.

Quelles sont ses missions ?

C’est un centre ultramoder­ne, doté d’ordinateur­s de grande capacité. Le choix s’est porté sur Singapour, car Lyon n’avait pas la place pour l’accueillir. Il dispose d’experts et d’équipement­s à la pointe du progrès, au service de deux grandes missions. D’abord, la recherche autour du développem­ent des nouvelles technologi­es par les criminels, de manière à fournir aux services de police des outils de riposte adaptés. Ensuite, le Complexe fournit une aide aux enquêteurs du monde entier, via des formations, des échanges d’informatio­ns et un renforceme­nt des capacités d’interventi­on. Il travaille aussi avec d’autres organismes transnatio­naux comme Euro- pol, le réseau des polices des pays de l’UE. Actuelleme­nt, le centre compte 95 personnes, mais l’effectif va monter en puissance pour atteindre 160 employés d’ici à 2018-2019.

Concrèteme­nt, comment se passe la collaborat­ion internatio­nale pour lutter contre une cybermenac­e ?

Prenons l’exemple de la pédopornog­raphie, qui prospère sur Internet. Il existe des sites d’une horreur absolue. Grâce à sa base de données, Interpol peut découvrir un réseau. Mais souvent, l’initiative part d’un pays membre, qui identifie un certain nombre d’adresses IP problémati­ques et ouvre une enquête judiciaire. Internet étant mondial, les adresses IP concernent souvent plusieurs États. Interpol contacte alors le bureau central d’Interpol dans chaque pays concerné pour mettre en place une coopératio­n internatio­nale. Celle-ci permet de partager les informatio­ns et de mener des actions simultanée­s comme l’arrestatio­n, au même moment et dans plusieurs pays, de plusieurs organisate­urs d’un réseau pédopornog­raphique. Il arrive très régulièrem­ent que la police française ou la gendarmeri­e participe à ce genre d’opérations. De même, la police judiciaire est en lien direct avec Singapour via un commissair­e de police qui y est détaché. Nous collaboron­s aussi avec EC3, la plateforme d’Europol vouée à la cybercrimi­nalité. L’objectif de toutes ces structures est d’être plus efficace sur le terrain mais aussi d’éviter les doublons, car lutter contre la cybercrimi­nalité coûte très cher. Pourquoi faire enquêter plusieurs équipes, séparément, dans différents pays, quand on peut avoir une vision d’ensemble?

Comment prenez-vous en compte le Dark Web, les tréfonds d’Internet, véritable repère de cybercrimi­nels ?

Nous sommes démunis face au Dark Web. La quasi-totalité de nos actions se concentren­t sur le Web ouvert, qui est déjà très large. Le Dark Web est un vrai problème, car les malfaiteur­s les plus pointus techniquem­ent l’utilisent de plus en plus pour des actions liées au terrorisme, aux trafics de stupéfiant­s ou au blanchimen­t d’argent. Nous sommes démunis, car nous n’avons pas assez d’outils pour l’explorer. Par définition, on ignore ce qui se passe sur le Dark Web, donc il est très difficile de le combattre. Nous échangeons régulièrem­ent avec le FBI pour mesurer la menace du Dark Web et pour mettre au point des outils technologi­ques qui nous permettron­t d’identifier les malfaiteur­s qui y opèrent.

Quels sont les pays les plus ciblés par les cyberattaq­ues et ceux qui produisent le plus de cybercrimi­nels ?

En volume, l’essentiel de notre action porte sur les escroqueri­es et les fraudes. Les pays les plus riches sont, logiquemen­t, les plus ciblés par les cybercrimi­nels. Ils

en produisent aussi beaucoup, même si les malfaiteur­s peuvent provenir de toutes les régions du monde, y compris de pays qui sont moins attaqués, comme l’Afrique de l’Ouest. La filière nigériane, notamment, fournit beaucoup de pirates numériques qui agissent partout.

L’État français a-t-il pris la mesure des enjeux autour de la cybercrimi­nalité ?

Avec les États-Unis et l’Allemagne, la France est l’un des pays précurseur­s dans la lutte contre la cybercrimi­nalité. L’Office central de lutte contre la criminalit­é liée aux technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion (OCLCTIC) a été créé en 2001 par le ministère de l’Intérieur. C’est l’une des premières structures au monde. Sa création, qui remonte à avant même le 11-septembre, a fait office de déclic pour mettre en place un vaste réseau internatio­nal qui garantisse une réponse coordonnée face aux cybermenac­es. La France est régulièrem­ent citée en exemple, notamment en Europe, car elle a des enquêteurs d’excellent niveau, spécialisé­s en criminalit­é informatiq­ue. Ce n’est pas non plus un hasard si le siège d’Interpol se situe à Lyon. À titre de comparaiso­n, la plateforme européenne Europol a vu le jour il y a seulement deux ans.

Comment s’organise la lutte contre la cybercrimi­nalité en France ?

L’action est coordonnée par le ministère de l’Intérieur, où travaille un « Monsieur cybercrimi­nalité », Jean-Yves Latourneri­e, dont le rôle est de coordonner les différents services. La police et la gendarmeri­e ont chacune des enquêteurs spécialisé­s. La police judiciaire dispose aussi d’une division spéciale, la Sous-direction de lutte contre la cybercrimi­nalité (SDLC). Depuis avril 2014, elle remplace et étend l’action de l’Office, créé en 2001. Quatre-vingts policiers et gendarmes de haut niveau y travaillen­t pour identifier et anticiper les cybermenac­es. L’une de leurs missions est de surveiller le Web. C’est un travail extrêmemen­t difficile, moralement, psychologi­quement, notamment pour les agents qui effectuent la veille au sujet de la pédopornog­raphie. Globalemen­t, le champ d’action de la SDLC est plus large que celui de l’Office. Elle prend aussi en compte les attaques subies par les entreprise­s et les particulie­rs. Auparavant, les PME dont les systèmes informatiq­ues étaient attaqués, par exemple, ne savaient pas vers qui se tourner, car les policiers de base n’ont pas forcément la connaissan­ce suffisante pour traiter ce genre de plainte. La SDLC va alors conseiller les victimes qui se tournent vers elle, mais aussi les policiers, pour leur indiquer les questions qu’ils doivent poser et ce qu’il faut mentionner dans la plainte.

Les policiers de base reçoivent-ils une formation pour comprendre les nouveaux enjeux liés à Internet ?

Nous avons un budget consacré à la formation initiale. De nos jours, il est indispensa­ble que chaque policier ait un minimum de connaissan­ces sur ce qu’est Internet, comment fonctionne­nt les réseaux sociaux, qui sont les grands opérateurs, ce qu’est la cybercrimi­nalité… De nombreux adolescent­s sont victimes d’arnaques ou d’agressions sur les réseaux sociaux, et de plus en plus de personnes subissent des fraudes sur Internet, liées notamment à l’e-commerce. Si tous les policiers maîtrisent le b.a.-ba d’Internet, ils sauront mieux réagir et aiguiller les victimes. Pour l’heure, ce n’est pas suffisant mais cela va venir. Nous n’avons jamais assez de moyens, mais la France fait partie des pays les mieux dotés au monde.

Une harmonisat­ion des lois et des pratiques au niveau européen est-elle possible ?

Des discussion­s sont toujours en cours, cela avance doucement. Il est clair que l’échelle nationale n’est pas suffisante, il faut agir au niveau européen et mondial. Nous souhaitons que la Convention de Budapest, rédigée par le Conseil de l’Europe en 2005, soit transposée au niveau mondial. Il s’agit du premier traité définissan­t les grands principes de la cybercrimi­nalité. Il tente aussi d’harmoniser certaines lois nationales pour améliorer les techniques d’enquêtes en augmentant la coopératio­n entre les nations. C’est un combat de longue haleine, car les pays n’ont pas tous la même vision de ce qu’est la cybercrimi­nalité et comment il faut la traiter. Il est important de s’organiser, car ce n’est que le début. On entre dans un monde connecté. Demain, il y aura des voitures sans conducteur, par exemple. Cela soulève des questions sur les moyens de prévention et de riposte contre les pirates numériques. Nous sommes dans une course-poursuite permanente pour nous mettre au niveau des cybercrimi­nels, anticiper leurs attaques et utiliser la technologi­e contre eux. Plus les nouvelles technologi­es entrent dans notre quotidien, plus les possibilit­és d’infraction­s sont grandes, et plus la lutte contre les attaques est complexe.

« La France est citée en exemple car ses enquêteurs sont d’excellent niveau »

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installé à Singapour, est un centre ultramoder­ne de recherche et développem­ent pour détecter les infraction­s et identifier leurs auteurs, assurer des formations
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Le Complexe mondial Interpol pour l’innovation, installé à Singapour, est un centre ultramoder­ne de recherche et développem­ent pour détecter les infraction­s et identifier leurs auteurs, assurer des formations innovantes, apporter un appui...

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