La Tribune Hebdomadaire

ENTRETIEN

L’avenir de l’industrie aérospatia­le, selon Karim Michel Sabbagh, PDG de SES.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL CABIROL @macabirol

LA TRIBUNE — Le récent échec de SpaceX dont le lanceur Falcon a explosé au décollage remet-il en question votre confiance dans ce système de lancement ?

KARIM MICHEL SABBAGH – Absolument pas. Nous avons été les premiers à lancer commercial­ement sur Falcon 9 en décembre 2013, et nous ne le regrettons absolument pas. SpaceX a de l’énergie et apporte des innovation­s considérab­les au secteur des lancements et au spatial pour réinventer la technologi­e de l’accès à l’espace. Nous comptons fermement sur SpaceX pour continuer son parcours et livrer les cinq lancements prévus par Falcon 9 pour SES. Nous continuons aussi de compter sur Arianespac­e pour lancer notre programme de satellites très important pour l’Asie et l’Amérique, en 2016 et 2017. Nous butons sur une stratégie de trois lanceurs différents. Nous sommes bien conscients que les lancements comportent une partie de risque. Un marché avec trois lanceurs fiables offre la compétitiv­ité optimale et la dynamique nécessaire pour limiter ce risque et servir notre industrie.

Estimez-vous toujours possible, comme vous l’avez déclaré il y a un an, d’avoir des lanceurs à 30 millions de dollars et des satellites 20 % moins chers qu’aujourd’hui ?

Cette tendance reste notre objectif. Ces prix nous permettron­t de développer et déployer des plateforme­s satellitai­res partout dans le monde afin de pouvoir fournir des services pour de nouvelles applicatio­ns, dont le besoin existe déjà. Toutefois, les opérateurs n’arrivent pas à les développer parce que nous n’avons pas encore trouvé la bonne équation économique permettant d’offrir ces services à des prix équitables. Aujourd’hui, l’équation économique n’est pas encore compatible avec les prix actuels des satellites et des services de lancements. Des changement­s sont nécessaire­s en amont de notre industrie pour véritablem­ent démocratis­er l’utilisatio­n des satellites.

Vos ambitions de croissance sontelles compatible­s avec l’industrie satellitai­re et des lanceurs ?

Si SES veut baisser les prix, ce n’est pas parce que nous voudrions pénaliser nos partenaire­s industriel­s. Ce n’est pas du tout l’objectif, c’est même dans notre intérêt qu’ils soient profitable­s et nous sommes absolument convaincus qu’ils doivent l’être et qu’ils en ont les moyens. Le contrôle et la baisse des coûts sont les éléments clés de la croissance et de la compétitiv­ité des fabricants de lanceurs et de satellites. L’objectif reste donc d’être plus efficace au niveau des coûts et des opérations. C’est notre priorité, et nous la poursuivro­ns.

Mais Ariane 6, ce n’est même pas 50 millions…

Non, ce n’est pas 50 millions de dollars. Mais déjà Ariane 6 va nous permettre d’avoir un lanceur dans la fourchette des 60 millions de dollars. En outre, conceptuel­lement Ariane 6 n’est pas incompatib­le avec une réutilisat­ion de son premier étage. Il n’y a rien dans le design et les options qui rende impossible cette évolution. Ce qu’il faut en revanche éviter – il faut être très clair à ce sujet – c’est de paralyser le programme Ariane 6 pour trouver une meilleure configurat­ion du lanceur. Il ne faut pas que l’Europe tombe dans ce piège, sinon elle risque de se retrouver quatre ans plus tard dans la situation actuelle. Elle peut parfaiteme­nt développer les deux programmes en parallèle. Ce qu’a d’ailleurs fait SpaceX : augmenter la puissance du lanceur actuel et développer en parallèle une technique de réutilisat­ion du premier étage. Avec nos partenaire­s industriel­s européens et américains, nous pouvons avancer sur deux niveaux : l’efficacité des lanceurs et leurs coûts de production.

Comment peut-on arriver aux prix auxquels vous aspirez ?

Notre intérêt est d’avoir entre cinq et six fournisseu­rs industriel­s de satellites d’un côté, et de l’autre trois services de lancements. Pour nous, cet écosystème crée une dynamique d’innovation­s et de compétitio­ns. Nous ne voulons pas de duopole dans le domaine des lanceurs. D’autant que sur les nouveaux programmes, nous avons de plus en plus une volonté de définir le meilleur design pour le satellite, le meilleur processus de production et enfin le meilleur calendrier. Nous passons plus de temps sur des réflexions très en amont. Ce travail rend aujourd’hui possibles certaines missions qui étaient encore récemment impossible­s. Nos clients veulent également être associés à ce type de réflexions. L’époque où on se disait « on connaît toutes les réponses » est finie. C’est le passé.

Dans le cadre que vous nous décrivez, estimez-vous alors l’industrie spatiale française compétitiv­e ?

Évidemment! Notre relation avec l’industrie française est en plein essor. Quatre des six programmes de satellites de télécoms lancés récemment ont été confiés à Airbus : SES-10, SES-11, SES-12 et SES-14. Notre filiale O3b est aussi actuelleme­nt en discussion­s pour une commande de huit nouveaux satellites avec Thales Alenia Space, son partenaire stratégiqu­e. Enfin, sur les lanceurs, nous avons déjà sélectionn­é Arianespac­e et Ariane 5, pour le lancement de deux de nos six satellites de télécoms.

Vous foisonnez d’idées, d’innovation­s. Où voulez-vous emmener SES ?

Il faut aller de l’avant. Mais l’innovation n’est pas une fin en soi, c’est notre parcours dans la durée qui compte. Nous voulons avoir de futurs satellites plus efficaces et plus performant­s mais aussi beaucoup plus économique­s. Ils devront surtout être plus flexibles pour permettre une utilisatio­n optimale d’une large gamme de différente­s applicatio­ns. Nous appelons cela le « digital processing » (traitement numérique, ndlr). C’est une pre-

« Notre relation avec l’industrie française est en plein essor »

mière flexibilit­é et nous allons l’avoir sur SES-12 et SES-14. Nous avons intégré des systèmes qui vont nous permettre de réutiliser certains éléments – la puissance et la performanc­e – pour les allouer à d’autres missions. Cette réutilisat­ion ne peut se faire aujourd’hui que sur une partie de la charge utile du satellite. À l’avenir, SES souhaite que toute la charge utile du satellite soit « digital processing » pour une réallocati­on optimale de la puissance. Nos satellites seront alors plus performant­s. Les constructe­urs vont réduire le nombre d’éléments physiques sur un satellite, donc réduire sa masse, par exemple avec une propulsion électrique du satellite qui permet de significat­ivement réduire la masse et utiliser du gaz xénon au lieu d’un carburant lourd. Imaginez les économies que SES peut faire...

Vous pourriez changer complèteme­nt la mission d’un satellite en orbite… ?

Oui, nous l’envisageon­s. La fabricatio­n actuelle d’un satellite limite les possibilit­és. Une fois la charge utile et les antennes dessinées, plus rien ne peut être changé, surtout à 36000 km de la Terre. Nous voulons que cet objet soit plus flexible et que sa charge utile puisse répondre à des fréquences spécifique­s, voire être changée. Un satellite en fin de vie a encore des systèmes qui fonctionne­nt bien, tout ne lâche pas d’un seul coup. Il est possible dans un avenir proche que des « Space Tugs » (remorqueur­s de l’espace, ndlr) puissent aller remplacer des éléments d’un satellite et en installer de nouveaux. Si la technologi­e permet de remplacer dans l’espace des systèmes obsolètes d’un satellite, SES pourra faire émerger de nouveaux marchés.

Mais n’est-ce pas de la science-fiction ?

La technologi­e du « Space Tug » existe déjà dans le domaine militaire. Il a été lancé en 2007-2008. Ce concept est très intéressan­t. Pourquoi? Prenons l’exemple des satellites Galileo qui ont été envoyés sur une mauvaise orbite par Soyuz. Ils n’avaient pas assez de carburant, donc pas suffisamme­nt de puissance pour arriver à leur orbite finale. Avec le « Space Tug » , un satellite est pris en charge une fois arrivé sur une orbite LEO pour aller à sa position finale. Le « Space Tug » est un robot qui sera utilisé pour dix à quinze missions. Il peut également prendre en charge des satellites en fin de mission et les maintenir dans leur position. Il donne à un satellite, qui n’a plus de fuel et qui a gardé des capacités, un sursis pour continuer à opérer sa mission. Une fois que le « Space Tug » est qualifié, le lancement de satellites est beaucoup plus efficace et les coûts sont réduits.

Quel avantage pour SES ?

SES pourra réaliser des opportunit­és beaucoup plus rapidement. Mais le premier objectif de SES reste de créer des charges utiles complèteme­nt flexibles. Nous étudions cette technologi­e avec nos partenaire­s industriel­s, y compris avec Airbus et Thales. Nous ne voulons plus être limités par des choix que nous avons définis quinze ans auparavant et qui ne sont plus pertinents aujourd’hui. C’est un peu notre vision de l’avenir.

À quelle échéance ?

La nouvelle génération de charges utiles complèteme­nt flexibles devra arriver en 2019-2020 dans l’espace. Il faut commencer à construire ces satellites à l’horizon de 2017. L’étape suivante – un système complèteme­nt modulaire – est envisageab­le en 2022-2023.

Quels sont les avantages des nouveaux satellites à propulsion électrique ?

Même si le satellite met cinq à six mois pour arriver à sa position finale, contre plusieurs semaines, la propulsion électrique vaut parfaiteme­nt la peine si on planifie bien la mission. Pourquoi? Avec la propulsion électrique, on a réduit de 40% la masse de SES-12 et de SES-14, juste en enlevant le carburant des satellites. Sur SES-15, la masse sera réduite de 50%.

Quels sont les constructe­urs les plus avancés en matière de propulsion électrique ?

Chaque partenaire industriel a des compétence­s particuliè­res liées à la masse des satellites. Pour les grands satellites, Boeing et Airbus sont très bien placés. Pour les satellites moyens ou plus petits, Orbital et Thales sont mieux placés. Cela dépend aussi des caractéris­tiques du satellite. Thales est notre partenaire industriel sur le projet le plus innovateur de notre industrie, qui est O3b. Pour SES, l’intérêt est de voir ces deux acteurs français se développer en parallèle.

Et pour les lanceurs, quelles sont les étapes majeures ?

Pour les lanceurs, il y a deux ruptures majeures. Premièreme­nt, peut-on arriver à un business modèle plus favorable avec un premier étage réutilisab­le? Quand j’ai parlé d’un lancement à 30 millions de dollars, c’était grâce à un lanceur réutilisab­le permettant de réduire le prix du premier étage, qui représente le plus important coût d’un lanceur. Si les constructe­urs arrivent à réduire le coût du premier étage, ils seront dans une échelle économique très différente. Cela donne une idée de l’importance de réussir la récupérati­on du premier étage. On est aujourd’hui dans une gamme de prix de 70 millions de dollars par lancement, on est en train de se diriger dans la fourchette des 50-60 millions. Une fois que le premier étage sera effectivem­ent réutilisab­le, nous aurons des prix en-dessous de 50 millions.

Quelles vont être les principale­s évolutions technologi­ques dans le business de SES ?

Nous travaillon­s sur une connexion universell­e entre nos satellites géostation- naires et ceux d’O3b qui opère en orbite moyenne (Medium Earth, MEO), c’est-àdire à une distance de 8 000 km de la Terre, pour offrir de nouveaux services et des connexions à très haut débit, qui n’existent pas encore. Par exemple, pour les drones militaires de surveillan­ce et de reconnaiss­ance MALE, nous allons augmenter énormément leur performanc­e en connexion. La première génération de drones Predator communiqua­it avec seulement 5 mégabits par seconde. Avec le Global Hawk, c’est déjà dix fois plus. La prochaine génération de drones sera au-delà de 100 mégabits/seconde. C’est d’un tout autre ordre. Cette augmentati­on implique de travailler tous les éléments de la chaîne de fabricatio­n. Par exemple les antennes installées sur les drones ou les avions seront de nouvelle génération, afin de capter et d’utiliser des faisceaux larges bandes couvrant de grands territoire­s, et des faisceaux étroits pour les transmissi­ons plus ciblées. Il faut créer un système qui n’existe pas aujourd’hui.

Avez-vous des exemples ?

Avec O3b aujourd’hui, nous pouvons offrir au croisiéris­te Royal Caribbean une connexion de 500 mégabits par seconde pour les 5 000 passagers d’un bateau de croisière. Sur quatre bateaux de Royal Caribbean, il y a plus de puissance, de services, de performanc­e que sur tous les bateaux du monde entier. Tous les passagers d’un tel bateau peuvent avoir accès à Facebook, Skype, Twitter, Instagram... La définition du voyage a complèteme­nt changé. Pour donner un point de comparaiso­n historique pour notre industrie, on est dans la période Altavista et on est en train de parler de Google. Dans peu de temps, O3b pourra mettre un faisceau sur un bateau de Royal Carribean à 1,3 mégabit par seconde. Et le meilleur moyen de livrer ce débit, c’est d’avoir l’alliance des satellites GEO et MEO.

Que représente pour vous le marché de l’avion connecté ?

C’est un gros marché pour SES. Si nous arrivons à connecter 30% en moyenne des passagers d’un avion, qu’est-ce que cela donne? Nous parlons de plusieurs milliers d’avions dans un marché en pleine croissance.

La mobilité va-t-elle devenir le segment de marché dominant pour SES ?

Le marché de la mobilité est déjà très important pour SES. La croissance la plus importante sera effectivem­ent générée par les services de mobilités, spécifique­ment dans l’aéronautiq­ue. La vidéo représente 70% de nos chiffres d’affaires et restera le marché le plus important pour SES. L’autre marché en croissance sera les applicatio­ns pour les gouverneme­nts qui aujourd’hui représente­nt environ 10%.

L’accord OneWeb avec Airbus, Intelsat et autres change-t-il quelque chose pour SES ?

Ce qui change, c’est la dynamique du marché. Jamais la technologi­e satellitai­re n’a été aussi inventive qu’aujourd’hui. C’est ça que cela démontre : le satellite a toujours gagné quand la connectivi­té augmente, et nous avons ouvert un nouveau chapitre de connectivi­té il y a cinq ans avec le lancement d’O3b. L’arrivée possible d’un nouveau système et des services de Low Earth Orbit (LEO) peut ajouter un nouvel élément potentiell­ement vitalisant pour notre marché. Une constellat­ion LEO pourrait représente­r une complément­arité pour SES. Rappelons-nous qu’en trente ans, nous avons été capables de déployer et d’opérer des systèmes satellitai­res sur une échelle pleinement mondiale et sur plus qu’un seul arc. Nous allons continuer à revendique­r ce rôle de pionnier de l’aérospatia­le.

« Jamais la technologi­e satellitai­re n’a été aussi inventive »

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© TOBIAS SMITH Un centre de contrôle au Luxembourg en charge de la navigation des satellites SES

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