La Tribune Hebdomadaire

NICOLAS DUFOURCQ

Le disrupteur de la banque française

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MABILLE @phmabille

LA TRIBUNE – Quatre ans à la tête de Bpifrance… Quel bilan tirez-vous de cette tentative d’installer une banque publique au coeur de l’économie ?

NICOLAS DUFOURCQ – Je tire mon chapeau aux équipes qui ont réalisé une performanc­e exceptionn­elle, et aux actionnair­es qui nous ont soutenus pour créer un instrument simple au service de l’économie. Le risque était que la fusion d’Oseo, de CDC Entreprise­s et du FSI, n’ait qu’une dimension administra­tive. Or, l’État et la Caisse des dépôts ont fait ce pari d’imaginer un acteur public organisé comme une entreprise privée, mais avec des moyens spécifique­s lui permettant d’être clairement au service de l’intérêt général. Dès l’origine, notre volonté commune a été de construire une banque « client-centrique ». Bpifrance était une fusée, il fallait qu’elle décolle à la verticale, sous peine de retomber avant d’atteindre son orbite. Il fallait aller très vite : nous avons en particulie­r levé les ambiguïtés sur la gouvernanc­e avec l’État et les régions dès décembre 2012. Immédiatem­ent, nous avons démarré notre premier tour de France pour expliquer que Bpifrance serait un instrument multirégio­nal, décentrali­sé et déterminé à relancer l’investisse­ment.

Qu’est-ce qui a été le mieux réussi ?

La fusion des équipes et des cultures des entités qui ont fondé Bpifrance. D’un râteau, nous avons fait un oeuf. Nous avons porté la culture de l’entreprise à son point d’incandesce­nce autour de quatre valeurs : volonté, simplicité, optimisme et proximité. Résultat : la plus forte croissance dans la banque européenne depuis 2013. Tout a doublé : la taille du bilan en crédit, les investisse­ments en fonds propres, le

financemen­t de l’innovation, les investisse­ments en région. Les prêts sans prise de garantie que nous sommes quasiment les seuls à proposer, suivis depuis peu par quelques autres acteurs de la place, ont même quadruplé ! En pratique, il ay a deux Bpifrance fonctionna­nt en une : la banque d’investisse­ment et la banque de financemen­t. Pour garantir la cohérence d’ensemble et une entité intégrée, le directeur général de la holding que je suis est aussi le président des deux filiales et nous avons un Comité exécutif unique.

Avez-vous mesuré l’impact macroécono­mique de l’action menée ?

Depuis 2013, Bpifrance a contribué à injecter 140 milliards d’euros dans l’économie française. Quand nous prêtons 100, les banques font en moyenne le double de crédit aux PME. C’est la même chose pour nos interventi­ons en equity. Bpifrance investisse­ment est ainsi devenue la plus grosse société de gestion hors LBO en France, avec 20 milliards d’euros d’actifs et 350 salariés. Cet effet d’entraîneme­nt est le garant d’un modèle sain et il a, à l’évidence, un impact contracycl­ique. Dans une période de crise, notre action a aussi eu un effet réel, quoique plus difficile à quantifier, sur l’optimisme des entreprene­urs. Au cours des dizaines d’événements dans toute la France, nous avons tenu un discours nouveau, pour les convaincre de n’avoir peur de rien : « Qu’attendez-vous pour investir ? Jamais les conditions n’ont été si favorables. » Cela continue à fonctionne­r : au premier semestre de 2016, l’activité de crédit a encore crû de 11 %, après 20 à 30 % l’an entre 2013 et 2015, malgré une économie que l’on disait atone. Beaucoup d’entreprene­urs se sont appuyés sur nous, et cela a aussi contribué à tirer vers l’avant le reste du monde bancaire, par effet d’entraîneme­nt.

Les banques disent que si elles ne distribuen­t pas de crédit, c’est parce qu’il n’y a pas assez de demande…

Il faut dépasser les idées reçues : les banques distribuen­t du crédit. Sans elles, nous ne pourrions rien faire. Cependant, nous avons démontré qu’il faut aussi créer la demande… Nous avons été la banque de la lutte contre la lassitude entreprene­uriale, pour sortir de ce que j’ai appelé la « prison du non-désir ». Aujourd’hui, certaines banques ont donné pour instructio­n à leurs réseaux de faire aussi bien sur ce segment des PME. La composante humaine dans la relation bancaire est fondamenta­le et la crise l’avait placée au second rang des préoccupat­ions.

Oui mais la rentabilit­é est-elle suffisante ?

Nous avons un ROE de 6 à 7 % sur le crédit, ce qui est remarquabl­e sur ce type de clients et sur cette période. Là aussi, Bpifrance montre qu’on peut être frugal dans la mise en oeuvre d’un réseau. Notre coût du risque est par ailleurs extrêmemen­t faible. Les banques de la place sont actionnair­es de Bpifrance (à hauteur de 10 %), elles sont présentes dans nos instances et je crois pouvoir dire qu’elles sont intéressée­s par la qualité de nos ratios. D’une certaine manière, nous sommes les disrupteur­s positifs de la banque française. Cela interpelle les banques traditionn­elles et c’est une bonne nouvelle : elles ont tout à gagner à travailler davantage encore avec les entreprene­urs. Notre communicat­ion très « cash » est cohérente avec cette démarche et a d’ailleurs pu en inspirer certains.

Finalement, votre vraie réussite, ce sera lorsque l’on n’aura plus besoin de vous…

En théorie, oui, mais cela ne peut pas arriver avant quelque temps, car la réglementa­tion bancaire souffle un vent contraire aux intérêts des PME. Du reste toute l’Europe imite la France en la matière : en Italie, au Royaume-Uni, dans les pays scandinave­s, on crée des instrument­s publics comparable­s. Pour autant, nous n’allons sans doute pas continuer de croître à ce rythme. Notre nouveau plan stratégiqu­e prévoit de stabiliser nos octrois de crédits autour de 13 milliards d’euros et nos interventi­ons en fonds propres à 1,5 milliard d’euros par an. C’est un palier élevé, qui suppose de notre part de maintenir une activité importante. Il faut un Jiminy Cricket qui rappelle inlassable­ment que le client doit rester au centre. Nous exerçons aussi une action ciblée sur certains secteurs : nous sommes par exemple très présents dans le tourisme – depuis 1936, avec la création du crédit hôtelier –, secteur aujourd’hui doublement déstabilis­é par le changement des modèles économique­s et les actes terroriste­s. Après l’attentat de Nice, j’ai d’ailleurs décidé de reporter de six mois les échéances des hôteliers. Nous sommes également très actifs dans la transition énergétiqu­e : le photovolta­ïque et l’éolien, où nos crédits ont doublé depuis 2013, ou encore les hydrolienn­es, avec DCNS. Enfin, nous sommes mobilisés pour le financemen­t des PME à l’internatio­nal. Ce sera encore plus le cas après le transfert de l’activité d’assurance-crédit export de Coface, d’ici à la fin de l’année. C’est la grande aventure de Bpifrance, qui devient la banque de la mondialisa­tion de nos PME et ETI.

Le crédit, c’est bien, mais il faut aussi être capable d’accompagne­r les entreprene­urs qui ont besoin de conseil…

Les entreprene­urs sont comme les athlètes : ils ont besoin d’entraîneur­s. Nous allons publier en octobre une enquête qui montre qu’un entreprene­ur sur deux se sent seul face aux choix souvent très difficiles qu’il doit faire. Les entreprene­urs n’ont pas le temps de se former, sinon sur le tas; ils sont seuls face à leurs salariés, à l’Administra­tion. Leur sensation est d’être sur un vélo qui tremble dans une descente effrénée. Nous devons les accompagne­r.

Emmanuel Macron a donc raison de dire que la vie d’un entreprene­ur est parfois plus dure que celle d’un salarié ?

Quand on compare les tissus entreprene­uriaux français et allemands, la différence est dans la façon dont le capital humain s’entretient et s’entoure. C’est un sujet capital pour lequel nous développon­s une action dédiée, avec des incubateur­s, des prestation­s de conseil sur mesure. La vie est trop dure pour un entreprene­ur non formé, et solitaire. Un de nos grands défis est en particulie­r de réussir la transforma­tion digitale des PME. Nous allons faire une nouvelle tournée pour aider 10 000 entreprene­urs à surmonter ce défi.

L’économie semble repartir, la courbe du chômage s’inverse, c’est bon signe ?

Bien sûr, c’est un bon signe. Mais il reste beaucoup à faire. Ce n’est pas parce que l’économie repart qu’il faut désarmer. Pour ce qui nous concerne, la part de marché de Bpifrance va baisser légèrement, le relais étant pris par les banques, mais nos volumes seront maintenus. Il n’y a pas de solution au chômage autre qu’un énorme effort d’investisse­ment dans tous les compartime­nts de l’économie. D’autre part, les TPE ont toujours un besoin de financemen­t criant et non satisfait, notamment du court terme. Il faudra faire plus pour elles.

Dans un récent rapport sur le capital-risque dont l’un des auteurs est le Prix Nobel d’économie, Jean Tirole, le CAE critique pourtant l’effet d’éviction exercé par Bpifrance ?

Ce rapport – Renforcer le capital français, cosigné par le Prix Nobel d’économie Jean Tirole, l’investisse­use Marie Ekeland (Daphni) et le professeur à la Toulouse School of Economics, Augustin Landier –, est plus mesuré que ça. Nous avons eu un débat très riche avec Jean Tirole et en réalité, il est plus critique sur le secteur privé qui peine à augmenter suffisamme­nt ses investisse­ments en capital-risque. La part de marché de Bpifrance est de l’ordre de 20 % et va rester à ce niveau.

On vous reproche d’être trop présents sur tous les deals, parmi lesquels beaucoup se feraient même sans vous…

Nous finançons en minoritair­e un fonds sur deux. Ce sont 50% du marché qui ne passent donc pas par nous. Et sur les fonds que nous finançons, nous avons 20 % d’emprise. C’est selon moi le bon niveau pour être actif sur le marché et le stimuler. Il n’est pas nécessaire de descendre à 10 % ou de monter au-delà des niveaux actuels. C’est un état de fait qui correspond à la maturité de notre écosystème. S’agissant des investisse­ments directs, 60 % d’entre eux sont des primo-ouvertures du capital. Nous convainquo­ns les entreprene­urs et nous apportons ces deals au marché.

Ces 20 % sont une moyenne…

Dans les fonds d’amorçage, quand la startup est essentiell­ement virtuelle, il est exact que nous montons jusqu’à 50 %, mais cela correspond à des failles de marché, d’ailleurs notifiées à Bruxelles. Même aux États-Unis, l’innovation au niveau de l’amorçage est gorgée de fonds publics.

Oui, mais les fonds de capital-risque de la Silicon Valley sont financés par des investisse­urs privés...

Le venture a démarré aux États-Unis en 1964, en France en 1994. Toutes les institutio­ns privées américaine­s considèren­t comme leur devoir de financer le « volcan » des idées issues de la Tech. C’est depuis la Silicon Valley, Hollywood et même Las Vegas que les États-Unis misent sur le futur. Tout le monde y participe, parce que c’est l’avenir même de la puissance américaine qui se joue. Partout ailleurs, il y a de l’argent public : Israël, la Corée du Sud ou le Japon, sans parler de la Chine, les pays scandinave­s ou même le Royaume-Uni. Le jour où l’Europe aura compris qu’il faut ouvrir les coffres-forts de l’épargne pour financer l’innovation, on aura moins besoin d’argent public. La façon dont sont mesurées les valorisati­ons des startups dit tout de la vision du futur : en Europe, des multiples d’Ebitda ; à Wall Street des multiples d’Ebitda et de revenus ; et en Californie, des multiples de revenus.

Le CAE vous demande quand même de nommer plus d’administra­teurs indépendan­ts pour éviter une capture

Depuis 2013, Bpifrance, la “banque de la niaque” a contribué à injecter 140 milliards d'euros dans l'économie française

Il faut fournir du capital à la jeunesse pour qu’elle change le monde et renverse la table. Mais toutes les startups ne vont pas devenir Google ou Cisco.

de Bpifrance par le monde politique…

En réalité, nous avons eu très peu de demandes d’interventi­on de ce type. Notre gouvernanc­e nous donne une grande souveraine­té et nous garantit de pouvoir agir toujours en investisse­ur avisé. À aucun moment, nous n’avons été forcés de faire quelque chose que nous ne voulions pas faire. J’ai beaucoup de respect pour le monde politique, dont l’un des rôles est de gérer le stress du pays. C’est normal qu’il nous fasse des demandes, et nous nous devons de les traiter, toujours sans a priori. Mais il faut savoir dire non, dans le plein respect de nos missions et des textes qui les régissent.

La situation pourrait changer après 2017, avec un nouveau pouvoir qui pourrait nommer un directeur général à sa botte. Avoir plus d’administra­teurs indépendan­ts, ce serait mieux pour préserver l’avenir, non ?

Je peux me tromper, mais je pense que l’action de Bpifrance fait l’objet d’un large consensus. Sa création est d’ailleurs l’aboutissem­ent d’une remarquabl­e continuité des politiques publiques depuis près d’un siècle. Pour le reste, la nomination de nouveaux administra­teurs indépendan­ts au conseil de la maison mère, comme c’est le cas chez notre homologue canadien, peut être envisagée, mais c’est aux actionnair­es d’en décider.

Finalement, qu’est-ce qui nous manque encore pour avoir plus de licornes, ces entreprise­s technologi­ques pesant plus de un milliard de dollars ? Il en faudrait cinq par an, auriez-vous déclaré…

Je ne crois pas avoir dit cela, ou alors au niveau européen… Dans la Tech, nous nous voyons comme une banque génération­nelle. Il faut saisir les opportunit­és de la transforma­tion unique que notre économie traverse. Il faut donc fournir du capital à la jeunesse pour qu’elle change le monde et renverse la table. Mais toutes les startups ne vont pas devenir Google ou Cisco. Il faut organiser des sorties en Bourse ou auprès d’industriel­s dans un parcours de croissance. Par nature, les écosystème­s d’innovation sont darwiniens. Au fond, ce qui nous manque pour sortir plus de licornes, c’est principale­ment une Europe plus intégrée, un marché unique de l’innovation. C’est plus difficile de faire naître des licornes dans une Europe cloisonnée. Il y a 27 marchés et cela restera une faiblesse de l’Europe pour les années à venir, je le crains.

Pendant ce temps, les groupes américains font leurs courses dans la Tech européenne.

Oui, hélas, l es consolidat­eurs sont américains et bientôt chinois. Je tire la sonnette d’alarme. Les entreprise­s de ces deux pays foncent sur l’Europe pour accomplir un brain drain à leur profit. Il faut que les grands groupes européens rachètent plus de startups. Sinon, nous serons les Grecs de l’Empire romain. C’est notre combat culturel.

Qui pourrait créer un Nasdaq européen ?

Il faut le faire. Le projet Deutsche BörseLondo­n Stock Exchange n’est pas adapté. C’est du gigantisme, très loin des clients. Il faut une « BPI » de la Bourse, à l’initiative des grands acteurs privés. Le Nasdaq, ce sont les Italiens de New York qui l’ont lancé. Le Nasdaq européen, il faut que ce soient les grands entreprene­urs et les business angels français et européens qui le décident. C’est à l’écosystème européen de créer les instrument­s dont il a besoin. Euronext est certaineme­nt une pièce importante pour y parvenir.

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Nicolas Dufourcq avec l’ex-ministre de l’Économie Emmanuel Macron, au siège de Bpifrance à MaisonsAlf­ort (Val-de-Marne), à l’occasion du lancement du programme « Accélérate­ur PME », en mars 2015. Le DG de Bpifrance porte un grand intérêt aux PME : «...
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Nicolas Dufourcq lors de son discours d’ouverture de Bpifrance Inno Génération, sur la scène du Big Bang de l’AccorHotel­s Arena (Paris), en mai 2016 : « En Amérique, un jeune est crédible à 22 ans. Il faut qu’il en soit ainsi en France. »

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