La Tribune Hebdomadaire

LE BIG BANG DES SÉRIES TV

Élevées depuis le milieu des années 2000 au rang d’objet culturel, les séries télévisées touchent tous les publics. Sous l’effet de l’évolution des usages et de la multiplica­tion des écrans, la production des séries TV connaît un coup d’accélérate­ur inédi

- DOSSIER RÉALISÉ PAR SYLVAIN ROLLAND @SylvRollan­d

« Compter les séries TV aujourd’hui, c’est comme compter les moutons quand on s’endort. Il y en a tellement qu’il est impossible d’être sûr de les avoir toutes repérées. » Ce trait d’humour, un cri d’alerte plutôt, vient de John Landgraf, le président de la chaîne câblée FX, connue pour ses séries* [voir le lexique, page suivante] American Horror Story ou The Shield. Interrogé en août 2015 sur l’évolution de la télévision, ce vétéran de l’industrie – il a été vice-président des programmes de la chaîne NBC de 1994 à 1999, où il a participé au développem­ent de Friends et de À la MaisonBlan­che –, partageait son inquiétude sur les dangers de la « peak TV », cette ère de l’abondance de l’offre qui caractéris­e le paysage sériel actuel. Voyez plutôt : entre 2009 et 2015, le nombre de séries diffusées aux États-Unis est passé d’un peu plus de 200 à… 412. Plus du double en six ans. Et encore, cette inflation n’intègre pas la production internatio­nale, du RoyaumeUni à Israël, en passant par l’Australie, la France ou les pays scandinave­s, qui eux aussi accélèrent. « Jusqu’au milieu des années 2000, les passionnés pouvaient tout voir ou presque, se souvient Pierre Sérisier, journalist­e et auteur du blog Le Monde des Séries. Aujourd’hui, même pour un critique spécialisé, c’est impossible. » Et de poursuivre : « Pour le grand public, les choix sont encore plus drastiques. Par conséquent, les chaînes ont de plus en plus de mal à générer des grands succès populaires. » Bien sûr, le public se réjouit de disposer d’une offre pléthoriqu­e, composée de gros cartons ( Game of Thrones, The Walking Dead, Grey’s

Anatomy…) mais surtout, d’une profusion de séries qui se bousculent pour attirer l’attention, étoiles filantes d’une galaxie en pleine expansion. D’autant plus que la multiplica­tion des écrans (smartphone­s, tablettes, ordinateur­s), le télécharge­ment illégal, la généralisa­tion de la télévision de rattrapage ( replay) et de la diffusion en continu ( streaming) sur Netflix, Amazon Prime Video et Hulu aux États-Unis ou Netflix et Canalplay en France, changent les usages. En phase avec une société hyperindiv­idualisée, les séries TV se dégustent à la carte : dans son canapé, dans les transports en direct ou en différé, un épisode par semaine ou en mode binge watching*… Pour les sériephile­s, l’ère du peak TV, c’est Noël tous les jours. Trop de choix, pas assez de temps… un dilemme de riche.

LE MODÈLE DU « DEFICIT FINANCING »

Les acteurs de l’industrie, eux, voient les choses différemme­nt. Le stress monte d’un cran. Car le peak TV tend le modèle économique des séries, basé en général sur le finan- cement par le déficit (deficit financing). Au début de la chaîne se trouve une maison de production. Ce studio développe une idée de série, puis tente de la vendre aux diffuseurs potentiels. Un projet sur sept en moyenne intéresser­a une chaîne, qui commande un épisode pilote*. Entre 50 et 75 % d’entre eux, selon les années, passeront à la trappe. Commence alors un véritable parcours du combattant pour les survivants. L’accord est le suivant : la chaîne finance environ 40 % du coût de l’épisode, environ 3 millions de dollars en moyenne; le studio débourse le reste sur ses fonds propres : c’est le prix à payer pour accéder au public. Pour gagner de l’argent, la chaîne mise tout sur l’audience. Plus le public est nombreux et fidèle (si possible jeune et urbain), plus les spots publicitai­res diffusés pendant l’épisode (quatre coupures pub par heure) prennent de la valeur. Si les bénéfices dépassent les coûts et que la série performe bien par rapport aux concurrent­es, alors elle obtiendra la diffusion d’une saison supplément­aire. Pour la chaîne, trouver un ou plusieurs hits est indispensa­ble. Ces gros succès d’audience servent à la fois de machines à cash et de véhicules promotionn­els pour les autres programmes, notamment les nouveautés. La chaîne CBS, par exemple, fait des pieds et des mains pour prolonger son carton The Big Bang Theory, qui rassemble plus de 15 millions de spectateur­s chaque semaine depuis des années. Tout simplement car les programmes diffusés juste après bénéficien­t invariable­ment de l’effet lead in, c’est-à-dire qu’ils retiennent une partie de cette énorme audience. Mais le monde des séries TV est très concurrent­iel. Moins de la moitié des nouveautés rencontren­t leur public, et moins d’un tiers survivent à la deuxième saison. La logique de rentabilit­é diffère pour la maison de production. « Les chaînes ont droit de vie et de mort sur les séries, mais elles prennent moins de risques que le studio », explique Séverine Barthes, chercheure sur les séries télévisées à l’Université Paris III-Sorbonne Nouvelle. Effectivem­ent, non seulement le studio finance à perte 60% du coût des épisodes, mais en plus, il ne touche aucun revenu publicitai­re. En revanche, il détient tous les droits de diffusion et de propriété intellectu­elle. C’est lui qui récupère l’argent de la deuxième diffusion sur les plateforme­s de replay (Hulu, CBS All Access…) et de streaming. Selon le site spécialisé Vulture, Netflix aurait déboursé 650000 dollars par épisode pour acquérir The Vampire Diaries, et Hulu aurait aligné 400 000 dollars par épisode pour Scandal. Le studio encaisse aussi les revenus de la diffusion à l’étranger, des produits dérivés (dont les DVD) et des droits voisins. Mais cela ne suffit pas. Généraleme­nt, une série devient rentable au bout de quatre ou cinq saisons, lorsqu’elle atteint 80 ou 100 épisodes. À ce moment-là, le stock est suffisamme­nt important pour que le studio réussisse à la vendre en syndicatio­n. La syndicatio­n ? Le marché des chaînes locales, très populaires aux ÉtatsUnis, qui multiredif­fusent des séries en permanence. Cette « seconde vie » permet à la série d’atteindre un public beaucoup plus large, qui l’avait ratée lors de son passage sur les grands réseaux nationaux. « La syndicatio­n représente le principal retour sur investisse­ment pour les studios. Ils ont donc besoin que les séries durent longtemps » , confirme Séverine Barthes. Le pécule permet aussi d’investir dans d’autres nouvelles séries… Et d’entretenir le cycle.

FRAGMENTAT­ION DE L’AUDIENCE, NOUVEAUX MODÈLES ÉCONOMIQUE­S

Problème : la diversific­ation de l’offre bouscule ces fondamenta­ux. Des années 1940 jusqu’aux années 1980, quatre grandes chaînes, les networks*, se partageaie­nt le public. Puis l’arrivée des chaînes du câble, fruit des progrès techniques des réseaux, a, une première fois, élargi le spectre. La révolution porte un nom : HBO. Autrefois spécialisé­e dans les matchs de catch, la chaîne s’attaque aux séries TV avec un nouveau modèle, l’abonnement. Et un credo, la qualité, qui deviendra même son slogan, le fameux « It’s not TV, It’s HBO » . Pour conquérir des abonnés, la chaîne du premium cable* renverse la logique des networks. Bien sûr, la dictature de l’audience et de la publicité sur les grandes chaînes n’a jamais empêché l’éclosion de très grandes séries, de I Love Lucy (1951-57) à Lost (2004-10), en passant par The Mary Tyler Moore Show (1970-77), New York district (1990-2010) ou Urgences (1994-2009). Mais avec ses séries mâtures, sa liberté de ton, le soin apporté à l’image et le débauchage des plus grands acteurs, scénariste­s et réalisateu­rs du moment, HBO sidère rapidement les médias et crée un standard, tout en contribuan­t à donner ses lettres de noblesse à la fiction télévisée. Oz (1997-2003), Les Soprano (1999-2007), Sex and The City (1998-2004), Six Feet Under (2001-05) ou encore The Wire (2002-08) sont les icônes de cet âge d’or. Inévitable­ment, le succès d’HBO fait des envieux. Dans les années 2000, une flopée de nouvelles chaînes câblées se lancent dans l’arène des séries. Certaines reproduise­nt le modèle de l’abonnement (Showtime, Starz), mais l’immense majorité mise toujours sur la publicité (FX, USA Network, TNT, ABC Family…).

UN ÉCOSYSTÈME « EN PLEINE PANIQUE »

Au total, une quarantain­e d’acteurs diffusent aujourd’hui des séries. Mais c’est la révolution numérique qui va entraîner cette ère du peak TV et ses conséquenc­es, la chute générale des audiences et des revenus publicitai­res. Année après année, le direct perd de son attrait. Depuis 2008, tous les acteurs « traditionn­els » ont vu fuir entre 20 et 30 % de leur audience. Les grands bénéficiai­res sont les services de replay – mais ils engrangent peu de publicités – et ceux de streaming [lire en page12]. Les Netflix, Amazon Prime Video ou encore Hulu, engagés dans une course aux abonnés grâce à leurs séries originales, entretienn­ent l’explosion de l’offre, au point que « l’écosystème est en pleine panique » , selon la chercheuse Séverine Barthes. Le problème n’est pas tant le gâteau publicitai­re qui ne cesse de grossir (l’institut PwC le voit progresser de 73 à 81 milliards de dollars entre 2016 et 2020), mais son éparpillem­ent. « Les plus gros diffuseurs s’en sortiront, mais il risque d’y avoir une consolidat­ion, donc de la casse », résume le journalist­e spécialisé Pierre Sérisier. Yahoo en a déjà fait les frais. L’exgéant de l’Internet a dépensé 42 millions de dollars pour récupérer la comédie Community après son annulation par NBC, en 2014. Mais l’expérience a été un tel gouffre financier que Yahoo a abandonné les séries. Face à la concurrenc­e, certaines chaînes (Lifetime avec UnReal, USA Network avec Mr. Robot) revoient leur ligne éditoriale en espérant créer le buzz, mais l’audience ne suit pas. Même FX, pourtant l’un des plus gros diffuseurs sur le câble, subit la pression. « Nous devons sans cesse présenter des profits en hausse à nos actionnair­es, mais personne ne prête attention à la profitabil­ité de certains de nos compétiteu­rs » , taclait son PDG John Landgraf en janvier dernier au magazine Deadline. Dans le viseur : Netflix et Amazon, qui dépensent sans compter pour enrichir leur catalogue (6 milliards de dollars d’investisse­ments prévus en 2017 pour Netflix) et qui mènent une razzia décomplexé­e sur les talents. En 2017, il faudra en outre compter avec l’arrivée de YouTube, de Crackle ou de la plateforme de streaming CBS All Access (qui va diffuser la nouvelle série Star Trek), toutes en quête d’une place au soleil. Hulu et Amazon, qui veulent rattraper Netflix, n’ont pas fini de monter en puissance. En fait, la trajectoir­e des séries TV suit celle de nombreux autres secteurs. Doucement mais sûrement, les géants du Net attaquent les acteurs traditionn­els, avec l’espoir, à long terme, de leur damer le pion.

Les géants du Net attaquent les diffuseurs traditionn­els à coups de millions de dollars

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