PHILIPPE PETITCOLIN, DG DE SAFRAN, « LEADER MONDIAL DANS DIX ANS »
Après la vente de la branche sécurité de Safran (Safran I&S), le directeur général du groupe aéronautique et de défense Philippe Petitcolin se confie sur la stratégie du groupe. Programmes civils (moteurs LEAP, CFM 56, Silvercrest) et militaires (Rafale,
Dans le choix de l’acquéreur de Safran Indentity & Security, quel a été l’élément décisif ?
PHILIPPE PETITCOLIN – Nous avons regardé quel était le meilleur projet pour l’avenir de cette activité, tous critères confondus. Et nous avons choisi le projet industriel proposé par Advent qui consiste à rapprocher nos activités de sécurité de leur société française Oberthur Technologies, afin de créer un champion mondial des technologies de l’identification, avec une forte implantation en France, des investissements en R&D importants et les meilleures capacités de production.
Pourquoi, finalement, avoir vendu cette activité ?
Nous avons analysé quelle serait la meilleure option pour développer ces activités et sécuriser l’avenir du personnel, sachant que sa croissance se situe dans le monde du numérique. Et dans ce domaine, il y a beaucoup à faire dans la sécurité et donc beaucoup d’opportunités. Mais c’est un monde que nous ne connaissons absolument pas chez Safran : nous ne travaillons pas avec les Gafa et n’avons pas l’expertise pour pouvoir attaquer efficacement ces marchés. Nous avons préféré vendre à celui qui serait le plus à même de se développer sur ce marché. Un marché d’ailleurs plus risqué, avec des nouveaux entrants qui arrivent de manière régulière et qui sont par nature déjà plus à l’aise dans ce domaine.
Après cette vente, quelles sont aujourd’hui vos priorités ?
C’est la croissance organique. En 2016, nous allons investir environ 450 millions d’euros en Recherche et Technologies (R&T), afin de préparer l’avenir. Cela veut dire trouver des produits comme notre offre green taxiing, améliorer de nouveaux design, travailler sur de nouveaux matériaux, mettre en place de nouveaux process (impression 3D), travailler sur le big data. Notre objectif stratégique numéro un n’est pas de chercher à l’extérieur un produit ou une activité que l’on n’a pas en interne, mais d’utiliser l’ensemble de nos talents pour nous développer de façon organique.
Avez-vous néanmoins des acquisitions en vue ?
Pas pour l’instant. Le jour où il y aura des opportunités, nous les étudierons avec beaucoup d’attention. Quels seront nos critères? Il devra s’agir d’un fournisseur de rang 1, présent dans la haute technologie avec une activité Services développée. Enfin, le prix devra être compétitif. Mais faire de la fusion-acquisition n’est pas la priorité. Je ne vais pas me fixer un objectif de fusion-acquisition, ce serait aller à l’encontre même de ce que doit être une société industrielle. Nous ne sommes ni un fonds ni une société financière, mais bien une entreprise industrielle.
Donc pas d’OPA hostile ?
Ce n’est pas dans nos gênes de déclencher une OPA hostile. Sauf si nous trouvons une cible qui est vraiment essentielle et nécessaire à notre développement. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. L’OPA hostile fait partie des outils pour parvenir à cette croissance, mais nous ne sommes pas dans cet esprit aujourd’hui.
Y a-t-il, selon vous, un risque de ralentissement des commandes d’avions au cours des prochaines années ?
Nous sommes très confiants dans le domaine des court et moyen-courriers de type A320 ou Boeing 737. La demande pour cette catégorie d’avions est très forte, non seulement pour les versions remotorisées (A320NEO et 737 MAX) équipées de notre moteur LEAP, que pour les versions classiques de ces deux appareils sur lesquels nous sommes fortement présents avec le moteur CFM 56. À tel point que la baisse de la production du CFM 56 (construit par CFM International, notre coentreprise à 50-50 entre Safran et General Electric) au cours des prochaines années sera moins forte que prévu. On table, en effet, sur une centaine de moteurs supplémentaires en 2017 et 2018. La situation est en revanche différente pour les avions long-courriers, car on ressent moins cet appétit des compagnies aériennes pour les appareils de génération actuelle dans les années qui viennent.
La transition entre la production du moteur CFM 56 et celle du LEAP va-t-elle donc prendre plus de temps ?
Pas nécessairement. Cela signifie seulement que le biseau sera un petit peu différent, puisque la montée en cadence du LEAP se poursuivra conformément à nos prévisions et que celle du CFM 56 baissera moins vite que prévu.
Les marges sur les dernières commandes CFM 56 doivent être assez faibles, non ?
Détrompez-vous. Contrairement à ce que nous pensions quand nous avons lancé le programme LEAP en 2008, il n’est pas difficile de vendre les derniers moteurs de
la génération actuelle. Notre part de marché sur l’A320 classique (CEO) par exemple, en témoigne. Depuis le début de l’année, nous avons obtenu quasiment 800 commandes de CFM 56 et notre part de marché cumulée s’élève à 82%. J’ai pris l’exemple de l’A320 car, contrairement au programme 737, nous n’avons pas l’exclusivité du moteur sur ce programme.
Airbus souhaiterait monter en cadence sur l’A320NEO au-delà de 60 avions par mois d’ici à la mi-2019. Le LEAP pourrait-il suivre le rythme ?
À ce jour en tout cas, nous ne pouvons pas nous engager sur une cadence de production supérieure, tant chez Boeing que chez Airbus. Il serait irresponsable de vouloir essayer de faire plus aujourd’hui. Nos engagements sont extrêmement sérieux et nous n’irons pas au-delà au cours des trois prochaines années. Nous devons livrer une centaine de moteurs LEAP cette année, 500 l’année prochaine et 1200 en 2018. En revanche, dans trois ou quatre ans, on verra. Si la montée en cadence se passe très bien jusque-là et si la demande est au rendez-vous, on sera prêt à discuter d’une hausse de la production. Mais pas avant.
La montée en cadence de la production du LEAP est-elle à l’abri d’une défaillance de certains sous-traitants ?
La solidité de la chaîne des fournisseurs ( supply chain) est évidemment un élément clé dans le respect de nos engagements de livraisons. Aussi avons-nous cherché à « dérisquer » la chaîne d’approvisionnement, afin d’éviter une défaillance d’un fournisseur et, si cela arrivait, d’en minimiser au maximum l’impact. C’est pourquoi nous avons sélectionné de préférence des fournisseurs déjà présents sur le programme CFM 56. Cela nous permet d’avoir des entreprises qui connaissent notre façon de travailler et qui savent produire en quantité, puisqu’elles le font déjà aujourd’hui sur le CFM 56. Quelque 80% des fournisseurs du LEAP sont déjà des fournisseurs du CFM 56. Nous avons par ailleurs « double sourcé » la fabrication de toutes les pièces du moteur. Nous pouvons donc compter potentiellement sur deux fournisseurs pour réaliser ces pièces.
Le moteur LEAP est en exploitation depuis juillet sur un A320NEO. Comment se passe la mise en service ?
Très, très bien. Pegasus, la compagnie de lancement de l’A320NEO avec des moteurs LEAP [ Pratt & Whitney est le second motoriste présent sur l’A320 remotorisé, ndlr] est très satisfaite des performances du moteur. Son président a récemment déclaré que la performance de ses avions NEO était parfaitement en ligne avec celle qu’on lui avait vendue. Il sait de quoi il parle. Pegasus dispose dans sa flotte d’A320 CEO et peut
On ne peut pas vouloir à la fois une concurrence très ouverte et la protection des usines de son pays
donc vraiment comparer les performances de la version remotorisée de l’A320 avec la version classique CEO. La performance promise aux clients est au rendez-vous. L’A320NEO vole exactement sur les mêmes cadences que celles du CEO. Au bout de vingt-trois jours, le premier A320NEO équipé de moteurs LEAP avait effectué 196 vols, soit 8,52 vols en moyenne par jour, ce qui représente sept heures trente de vol par jour. Il faut néanmoins rester humble. Ce n’est que le démarrage, seuls quelques avions équipés de moteurs LEAP sont en exploitation.
Êtes-vous confiant sur la capacité à livrer la centaine de moteurs LEAP prévue en 2016 ?
À ce jour, nous sommes en ligne. Mais je le répète, la montée en cadence reste un défi de tous les jours et ça le sera pendant les quatre ou cinq années à venir.
Bruxelles s’est penchée sur les pratiques commerciales de certains motoristes et équipementiers aéronautiques au sujet de la maintenance.
Effectivement, la Commission européenne s’intéresse au secteur, et n’a pas ouvert d’enquête formelle à ce jour.
Si Boeing lance son un avion de la taille du B757 sur le segment du 200-300 sièges, Safran sera-t-il sur les rangs pour la motorisation ?
Middle of the Market, Oui, si Boeing devait lancer cet avion, nous serions candidats pour gagner ce marché dans le cadre de CFM International. Aujourd’hui, au regard de la taille de l’avion, la vision que nous nous faisons de ce programme nécessiterait une poussée du moteur de 35000 à 40000 livres. Soit un niveau qui se situe dans le champ de compétence de CFM International, qui s’étend de 18 000 à 50 000 livres de poussée. Ce serait donc un programme à parité entre GE et nous. C’est un point extrêmement important. Concernant, l’architecture du moteur, je pense que celle du LEAP serait sûrement l’une des plus appropriées pour ce projet d’avion.
Comment voyez-vous Safran dans dix ans ?
Comme un des plus grands groupes d’aéronautique et de défense dans le monde. Nous y travaillons. Nous ne souhaitons pas nous recroqueviller sur nous-mêmes. Nous sommes en train de repositionner nos forces et de nous concentrer sur l’aéronautique et la défense. C’est là que nous réalisons aujourd’hui 90% de notre chiffre d’affaires, là que nous devons concentrer nos efforts et là où se situent nos challenges de demain.
Y compris dans la défense ?
La défense reste dans le groupe. Il n’est pas dans mes intentions de changer cela. Et je suis très content de notre activité optronique, qui se développe bien. Le seul bémol dans la défense, c’est la rentabilité financière qui n’est pas au niveau espéré.
Vos relations avec Dassault sont-elles apaisées après le décollage raté du Silvercrest ?
Le programme Silvercrest est remis sur les rails. C’est un programme qui a eu les problèmes que vous connaissez. Nous avons réaligné le développement en trois phases : d’abord une phase de compréhension et de recherche de solutions, une deuxième phase pour la vérification de nos solutions et, enfin, une phase de validation. On entre dans la troisième phase. Nous allons faire tourner un moteur complet avant la fin de cette année. Il sera ensuite monté sur le banc volant, puis sur le Falcon 5X en 2017. Nous espérons une certification moteur au début de l’année 2018.
Préparez-vous une augmentation de la poussée du moteur Rafale, le M88 ?
J’aimerais bien. Parmi les sujets de fond, nous devrons regarder dans les années à venir l’augmentation de la poussée du M88. Comme le Rafale a grossi et devient plus lourd, il ne me paraît pas inconcevable qu’on demande au motoriste un peu plus de poussée. Nos bureaux d’études sont prêts à travailler. On peut déjà travailler sur une étape intermédiaire à un peu plus de 8 tonnes de poussée [ contre 7,5 tonnes aujourd’hui]. On peut atteindre 8 tonnes avec des modifications non structurales. Mais cela ne pourra pas se concrétiser rapidement en raison des coûts associés.
Avez-vous commencé les modernisations du moteur A400M ?
Oui et nous sommes en ligne avec le plan que nous avions défini avant l’été. Les boîtes de transmission de puissance ( Propeller Gear Box ou PGB) sont livrées aujourd’hui avec une solution intermédiaire (pignon raccourci). Les motoristes travaillent sur une solution définitive qui sera prête en 2017.
Que vous inspire le dossier Alstom ?
Il ne peut y avoir de réponse simple. On ne peut pas vouloir à la fois une concurrence très ouverte et, en même temps, protéger les usines de son pays et, donc, donner un avantage qui ne serait pas dû aux entreprises nationales. Faut-il appliquer les règles de concurrence établies au niveau européen à des sites qui sont quasiment dépendants de la commande publique ? C’est aux politiques d’y répondre. Tout comme résoudre ce paradoxe : être performants à l’exportation tout en étant contre les contrats gagnés par les étrangers en France.
Mais Safran vit de la commande publique...
Dans les moteurs civils, Safran ne dépend pas de la commande publique. Et si nous perdions le moteur du Rafale, cela ne remettrait pas en cause nos sites de production. C’est vrai que nous aurions plus de difficultés sur des sites d’optronique ou dans la défense, qui dépendent quasiment des commandes de l’État. Safran a toutefois pu développer une activité à l’export. Nous avons une seule usine qui dépend beaucoup de la commande publique, c’est celle de Saint-Étienne-du-Rouvray qui fabrique des radars routiers.
En même temps, Safran a des projets d’ouverture de sites en France.
Safran va ouvrir avec Air France Industries une usine de réparation de pièces de moteurs dans le nord de la France. En tant que société qui affronte la concurrence internationale, chaque fois que nous aurons besoin de créer un site, s’il fait sens au niveau compétitivité de le créer en France, nous le ferons avec plaisir. Je n’ai pas d’a priori. Si en revanche, pour des raisons de compétitivité, il apparaît que lancer un site en France créerait un déficit de compétitivité irréversible, on ne le fera pas.
Estimez-vous, comme Fabrice Brégier, que les nouvelles technologies permettront de relocaliser en France certaines activités industrielles ?
Oui, grâce notamment à l’impression 3D, qui est une autre façon de fabriquer les mêmes pièces. Le changement de process peut être une solution pour relocaliser des productions en France. La digitalisation et le big data sont, pour nous industriels, une source de compétitivité. Ils permettent de réduire la non-qualité, grâce à tous les capteurs placés sur les machines. Nous avons accès à des milliers de données que nous utilisons afin d’améliorer la fabricabilité de nos pièces [ fabrication et traçabilité]. En outre, les capteurs sur nos produits (moteurs, trains d’atterrissage, etc.) nous permettent de faire de la maintenance et de la réparation prédictive de certains de nos produits. C’est un vrai avantage. Est-ce que cela peut rapatrier de l’emploi en France? Peut-être.
Votre mandat s’achève en 2018. Seriez-vous prêt à demander un changement de statuts pour relever la limite d’âge afin de pouvoir être reconduit ?
2018, c’est loin!