La Tribune Hebdomadaire

QUI SONT LES ESCROCS DU DARKNET FRANÇAIS ?

Pour la première fois, une étude, réalisée par la société de cybersécur­ité Trend Micro, s’est penchée sur l’organisati­on de la sphère cybercrimi­nelle française. D’après ses estimation­s, 40 000 escrocs réalisent un chiffre d’affaires compris entre 5 et 10

- DOSSIER RÉALISÉ PAR SYLVAIN ROLLAND @SylvRollan­d

Àquoi ressemble l'économie souterrain­e de la cybercrimi­nalité française ? Combien de hackers malveillan­ts y prospèrent? Comment s'organisent­ils, que vendent-ils et combien gagnent-ils? Pour la première fois en France, une étude, réalisée par l'entreprise de cybersécur­ité Trend Micro et publiée ce mercredi, donne des réponses. Pendant un an, ses équipes de R&D ont scruté les marchés souterrain­s nationaux et compris ses spécificit­és. Le panorama dressé, plutôt inquiétant, révèle les secrets du Web souterrain (undergroun­d) français. Un écosystème criminel qui prospère dans le darknet (l'Internet caché), mais qui apparaît très bien organisé, en pleine profession­nalisation et... en pleine croissance. Selon les estimation­s de l'auteur de l'étude, qui souhaite rester anonyme, le cybercrime français se compose de 40000 individus. Un chiffre « relativeme­nt faible » par rapport aux marchés plus importants comme la Russie ou les États-Unis, mais comparable à celui de l'Allemagne. Ce chiffre a été obtenu en compilant et en pondérant le nombre de membres de la centaine de marketplac­es du darknet, c'est-à-dire les forums de discussion­s qui sont indispensa­bles aux hackers pour organiser leurs fraudes. Quel est le profil de ces cybercrimi­nels? Bien évidemment, tout le monde utilise un ou plusieurs pseudos, des plus loufoques aux plus lyriques. Mais les connaisseu­rs de ce milieu estiment qu'il s'agit surtout d'hommes jeunes, entre 20 et 30 ans. Au regard de leurs compétence­s techniques, certains sont « certaineme­nt des développeu­rs profession­nels ». On assiste aussi au retour en force des anciens spammers nigérians, les escrocs qui envoyaient des courriels pour demander de l'aide dans les années 1990 et 2000, et qui se reconverti­ssent désormais dans les virus informatiq­ues. Relatif soulagemen­t : la plupart des 40000 cybercrimi­nels français ne vivent pas exclusivem­ent de cette activité. Seule une petite centaine d'entre eux serait « de vrais pros ». Les autres sont plutôt à la recherche d'un complément de revenus. Mais cela n'empêche pas cet écosystème de prospérer. D'après les données de la Gendarmeri­e nationale et de la Police nationale, la cybercrimi­nalité française générerait entre 5 et 10 millions d'euros de chiffre d'affaires tous les mois.

ARMES, DROGUES ET DONNÉES BANCAIRES

Les places de marché, qui attirent au moins plusieurs milliers, voire une dizaine de milliers d'utilisateu­rs chacune (la plupart du temps, les hackers sont membres de plusieurs forums) sont très bien structurée­s, avec des sous-sections clairement identifiée­s en fonction des besoins : armes, logiciels malveillan­ts, drogues... Comment s'organise ce commerce? « Généraleme­nt, il existe trois canaux de vente de biens et de services illégaux au sein de l'undergroun­d français », décrypte l'étude. Certains fraudeurs font la promotion de leurs produits directemen­t sur les places de marché. D'autres, plus paranoïaqu­es, guettent les messages et contactent eux-mêmes leurs clients. Enfin, il existe aussi des autoshops, c'est-à-dire de véritables boutiques gérées par les vendeurs eux-mêmes, dont beaucoup sont accessible­s depuis les forums. C'est même la grande spécialité française. Les vendeurs proposent un catalogue impression­nant de produits illégaux, à des prix très compétitif­s. On y trouve des armes discrètes (poings américains, couteaux de petits formats, stylos-pistolets de calibre .22 Long Rifle), vendues entre 10 et 150 euros. Mais aussi des armes lourdes, vendues entre 650 et 1800 euros, ainsi que des kits d'impression d'armes en 3D, que l'on peut acquérir pour une poignée d'euros. Au rayon des stupéfiant­s, le cannabis se vend entre 6 et 15 euros le gramme, mais on trouve aussi de la cocaïne, de l'héroïne, de la MDMA, du LSD et autres champignon­s. « Les dealers ne vendent qu'en France pour ne pas se faire détecter lors des transactio­ns transfront­alières », note l'étude. Les autoshops proposent également des fichiers comportant des bases de données personnell­es (comme des numéros de carte bancaire) pour environ 400 euros. Le darknet est aussi l'eldorado des amateurs de fraudes administra­tives. Des prestation­s propres à la France. Les passe-partout pour boîtes aux lettres, comme ceux utilisés par les employés de La Poste, sont très populaires et disponible­s à des tarifs abordables (une quinzaine d'euros). Les cybercrimi­nels s'en servent pour récupérer des colis et des courriers officiels, afin de réaliser ensuite des opérations de détourneme­nt d'identité. Les documents contrefait­s, comme des fausses factures d'enseignes de la grande distributi­on (Amazon, Darty, Pixmania...), de fausses cartes grises (pour revendre des voitures volées), ou de faux chèques (pour régler des achats en magasin), sont également très populaires. De leur côté, les pirates qui mettent sur pied des attaques informatiq­ues avec des malwares (logiciels malveillan­ts) préfèrent les marchés anglophone­s. Les ransomware­s (logiciels de rançon), qui sont en train de devenir la plus grande des menaces de sécurité, se vendent surtout dans les marchés étrangers en raison du manque de développeu­rs français (il n'y en aurait que quatre). En revanche, le marché français regorge de kits d'hameçonnag­e (pour voler des données personnell­es dans les ordinateur­s) ou de services de botnets, généraleme­nt utilisés pour des attaques de type déni de service, comme celle qu'a subi La Tribune en juin dernier.

MILIEU PARANOÏAQU­E

Généraleme­nt, les transactio­ns dans le darknet sont réglées en bitcoins ou via des cartes bancaires prépayées (PCS), qui s'achètent dans tous les bureaux de tabac. Les raisons sont facilement compréhens­ibles. Non réglementé­e, la monnaie virtuelle bitcoin ne nécessite aucune identifica­tion et s'échange facilement. Quant aux cartes prépayées, il suffit d'un numéro de téléphone valide pour les utiliser, ce qui permet ensuite de percevoir le paiement des produits et ser-

vices commercial­isés. Cependant, si les paiements traditionn­els sont bannis, c'est aussi pour des raisons de confiance et d'anonymat. « Le cybercrimi­nel français, comme ses homologues d'ailleurs, est obnubilé par une idée : éviter de se faire coincer par les forces de l'ordre. Mais il est probableme­nt plus prudent. Ici, les loups se dévorent entre eux », décrit l'étude. De fait, la paranoïa et la délation règnent en maître dans les forums du darknet, à des niveaux plus importants que ceux constatés dans d'autres pays. Par exemple, chaque forum ou presque encourage ses membres à dénoncer tout acte malhonnête ou frauduleux d'un membre vis-à-vis d'un autre, et publie leurs pseudos sur des « murs de la honte ». Cette paranoïa s'explique par les « guerres » incessante­s entre les différente­s places de marché. Pour attirer de nouveaux membres et récupérer l'argent mal acquis des concurrent­s, les cybercrimi­nels les plus endurcis sont à l'affût de la moindre faille de sécurité qui permettrai­t de pirater un compte ennemi. Par ricochet, le chiffremen­t lourd, de type PGP, se généralise ces dernières années pour rendre les communicat­ions illisibles. Cela permet à la fois de se protéger des piratages (si le chiffremen­t est correcteme­nt installé) et des forces de l'ordre. Par conséquent, les places de marché naissent et disparaiss­ent régulièrem­ent dans le petit monde du cybercrime. Même les plus importante­s peuvent s'évaporer du jour au lendemain. Récemment, les utilisateu­rs du forum French DarkNet en ont fait l'expérience. Selon des connaisseu­rs, les administra­teurs de cette place de marché auraient prétexté un piratage et seraient partis avec 180000 euros, le fruit des arnaques de leurs membres... avant de resurgir quelques mois plus tard avec un nouveau forum. Pourtant, un minimum de collaborat­ion est indispensa­ble pour monter les arnaques. Pour garantir cette confiance, les places de marché organisent des mécanismes de véri- fication et de réputation, pour distinguer les authentiqu­es cybercrimi­nels des agents infiltrés par les forces de l'ordre.

SCORE DE RÉPUTATION, HIÉRARCHIE DES CYBERCRIMI­NELS

Ainsi, les administra­teurs ne permettent à un demandeur de devenir un membre actif de la communauté qu'après obtention d'un certain score de réputation. Celui-ci se calcule en fonction des transactio­ns frauduleus­es réussies sur la place de marché, et de la pertinence des messages postés. Certains forums classent même leurs utilisateu­rs en fonction de leur expérience. « Les novices sont traités différemme­nt des cybercrimi­nels plus expériment­és, qui disposent d'un statut premium baptisé Élite, Administra­teur ou Membre de confiance », explique l'étude. Un système de « tiers de confiance », bien que non généralisé, a aussi été mis en place entre le vendeur et l'acheteur. Cet escrow (terme anglais utilisé aussi dans le marché français) vérifie que le client reçoit son produit et que le vendeur touche son argent. Cet intermédia­ire prend une commission, de 7% pour les transactio­ns inférieure­s à 500 euros, et de 5% quand le montant est supérieur. Alors que l'undergroun­d français n'est pas comparable à ses homologues étrangers en termes de taille et de puissance, son offre spécifique en fait néanmoins une « niche très particuliè­re de l'économie cybercrimi­nelle », précise l'étude. « Après tout, il n'existe aucun autre marché offrant des outils et des services répondant parfaiteme­nt aux spécificit­és françaises », ajoute Loïc Guézo, stratégist­e en cybersécur­ité chez Trend Micro. Qui confie : « Le marché français semblait prometteur et n'a pas manqué de nous surprendre, car sa croissance et son développem­ent sont inquiétant­s, tout comme sa profession­nalisation. » On trouve même des kits de formation pour apprendre à devenir un meilleur cybercrimi­nel...

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