La Tribune Hebdomadaire

JOËL DE ROSNAY : « UNE MUTATION DE L’HUMANITÉ »

Scientifiq­ue, prospectiv­iste, celui qui, dans « Macroscope », en 1975 déjà, avait vu venir les révolution­s technologi­ques actuelles, surfe sur la vie comme sur les vagues. À bientôt 80 ans, Joël de Rosnay signe « Je cherche à comprendre... Les codes caché

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MABILLE ET DOMINIQUE PIALOT @phmabille @pialot1

LA TRIBUNE – Vous venez de publier votre nouvel ouvrage « Je cherche à comprendre… Les codes cachés de la nature », quel en est le message principal ?

JOËL DE ROSNAY – Le mot-clé, ce sont les « codes ». Les codes qui semblent avoir été utilisés pour programmer la nature et lui conférer une telle unité, une telle harmonie, que je décris en évoquant notamment la suite de Fibonacci ou le nombre d’or. Mais aussi les codes qui programmen­t la société, le Code social, le Code pénal, le Code des impôts, le Code de la route… et même le code PIN. Et encore, les codes sources qui ouvrent la possibilit­é de créer une intelligen­ce artificiel­le et du deep learning, une forme d’intelligen­ce artificiel­le encore plus puissante. La perspectiv­e du transhuman­isme fait planer la menace d’un monde dans lequel l’homme se trouve en concurrenc­e avec lui-même et crée les conditions de sa propre disparitio­n. Mais il existe peutêtre des solutions alternativ­es. Plutôt que d’intelligen­ce artificiel­le, nous pouvons opter pour une intelligen­ce augmentée collective, nourrie de réflexion et de spirituali­té. Plutôt que le transhuman­isme, viser l’hyperhuman­isme.

À qui s’adresse votre livre ?

Je l’ai d’abord écrit pour moi. L’harmonie de la nature que j’y décris a changé ma façon de voir les choses et a conforté mon espoir dans un avenir positif. Mais il s’adresse à la fois au grand public, aux politiques, aux industriel­s… Aujourd’hui, ils sont dans une vision catégoriqu­e, séquentiel­le, analytique, pyramidale… j’essaie de montrer pourquoi il faut briser ces catégories. La structure de l’organisati­on sociétale, pyramidale et hiérarchiq­ue, qui elle-même découle d’une volonté d’exercice solitaire du pouvoir, le libido dominandi de Machiavel, constitue l’un des plus grands freins à l’avènement de cette société que j’appelle de mes voeux.

Qu’est-ce qui vous donne néanmoins espoir ?

La montée de cette génération mondiale, née avec les réseaux sociaux et les nouvelles technologi­es, me donne le sentiment que l’on peut faire quelque chose ensemble. Ces jeunes, qui sont à la recherche d’un rôle plutôt que d’un job, bouleverse­nt totalement le monde du travail. En France même, on compte 2,8 millions de slashers (qui cumulent plusieurs emplois) ou freelancer­s (à leur compte). Mais curieuseme­nt, ni les politiques ni même les écrivains ne le voient. Ils ne font pas confiance à cette génération montante. Être majoritair­e ne suffit pas tant que les détenteurs actuels du pouvoir ne leur font pas confiance, ne les laissent pas expériment­er… Emmanuel Macron, par exemple, est d’une génération qui a compris cette montée en puissance des jeunes et qui a confiance en ce qu’ils font.

On voit néanmoins fleurir des initiative­s innovantes dans certaines villes, ou au sein de certaines entreprise­s…

C’est vrai. Les villes et les entreprise­s, du moins certaines d’entre elles, sont très en avance sur les États. Par exemple, à l’instar de Copenhague, elles sont de plus en plus nombreuses à viser 100 % d’énergies renouvelab­les d’ici à 2030 ou 2040. Malgré l’intermitte­nce de certaines énergies renouvelab­les, elles y parviendro­nt grâce à des économies d’énergie, de l’efficacité énergétiqu­e, des réseaux intelligen­ts et un mix énergétiqu­e adapté aux ressources locales. Je ne pense pas qu’il faille continuer d’investir des milliards dans des modes de production d’énergie centralisé­s comme les EPR qui, en outre, sont de plus en plus coûteux, alors que le prix des énergies renouvelab­les, au contraire, n’en finit pas de baisser dans le monde entier. Dans le même temps, la France est l’un des pays les plus avancés d’Europe en matière de smart grids. On voit même à Québec ou à Brooklyn des habitants s’échanger l’électricit­é solaire qu’ils produisent en utilisant la blockchain. De façon plus générale, les villes sont l’avenir du monde. Elles concentren­t les crises économique, écologique, humaine, la crise de l’emploi, celle du logement… et donc les solutions pour y remédier.

Une ville fonctionna­nt en économie circulaire est un modèle de sauvetage du monde. C’est sur ces principes d’écologie intelligen­te et d’économie circulaire que j’ai accompagné l’Île Maurice (où je suis né et où j’ai vécu) dans le cadre de Maurice Ile Durable (MID). Si on peut le faire à Maurice, alors on peut le faire partout.

Vous opposez à l’intelligen­ce artificiel­le une intelligen­ce collective augmentée, comment la bâtir ?

J’ai dit que j’ai moins peur de l’intelligen­ce artificiel­le que de la bêtise naturelle ! Mais je crois plus à l’« intelligen­ce collective augmentée » que j’évoquais déjà dans mon livre Le Macroscope, en 1975 ! Grâce aux smartphone­s, à l’intelligen­ce artificiel­le, à la robotique, auxquels s’ajoute le pouvoir de l’interconne­xion les uns avec les autres, nous devenons plus que nous-mêmes. Nous pouvons démultipli­er nos capacités. Nous sommes à la veille d’une mutation de l’espèce humaine qui va advenir dans le siècle qui vient. Aujourd’hui, ce potentiel est occulté par la concurrenc­e, la compétitio­n, la volonté de pouvoir… mais l’empathie, l’altruisme, la reconnaiss­ance de la diversité, le partage, l’art, l’amour… permettrai­ent de faire émerger cette nouvelle espèce humaine. À l’inverse du transhuman­isme, élitiste, égoïste et narcissiqu­e, qui s’adresse à l’individu et à son rêve d’immortalit­é, l’hyperhuman­isme parle à la société et peut conduire à une collectivi­té mieux organisée, respectueu­se, capable de créer une nouvelle humanité. Je reconnais qu’il s’agit d’un pari. Plutôt qu’optimiste, je me considère comme positif, constructi­f et pragmatiqu­e. Dans ce livre, j’ai voulu témoigner de ma confiance en notre capacité de constructi­on collective de l’avenir, grâce à l’intelligen­ce augmentée qui nous incite à être encore plus humain qu’aujourd’hui.

Depuis quarante ans, vous avez anticipé toutes les grandes tendances de la société. Vous est-il arrivé d’être surpris ou déçu par rapport à ce que vous aviez pressenti ?

C’est vrai qu’en cinquante ans, j’ai vu venir les tendances, avant les autres. Et je ne me suis pas trop trompé. Cette pattern recognitio­n apparaissa­it déjà dans Le Macroscope, en 1975. Mais je dois reconnaîtr­e que j’avais sous-estimé la rapidité avec laquelle la robotique a modifié nos sociétés. Dans un autre registre, je n’avais pas saisi dans toute son ampleur la montée en puissance de nouvelles valeurs portées par les Millennial­s, cette génération qui en dix ou quinze ans impose une vision totalement nouvelle de la société. En revanche, j’avais nettement surestimé la capacité des politiques à se rénover eux-mêmes et à sortir de cette vieille école pyramidale. Seuls Emmanuel Macron et NKM sont d’une génération qui a compris la montée au pouvoir de la jeunesse et expriment une confiance en eux et en leur dynamisme.

Aujourd’hui, n’êtes-vous pas inquiet de la puissance des Gafa (Google, Apple, Facebook) et autres Natu (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) ?

En effet, le « solutionni­sme » de la Silicon Valley qui veut changer le monde par la technologi­e m’inquiète. Les Gafa, ce sont des entreprise­s-États, dont la capitalisa­tion boursière équivaut à la richesse de certains pays. Ces véritables monopoles numériques transversa­ux se heurtent à des États-nations qui ne le sont pas du tout. Ce sont avant tout des plateforme­s d’intelligen­ce collaborat­ive, bien plus que des sites d’e-commerce. Grâce au big data, ils créent de la valeur ajoutée à partir des informatio­ns que nous laissons chez eux et la revendent à d’autres. Cela crée une situation gagnant/ gagnant très curieuse. Mais nous pouvons lutter contre ces conditions monopolist­iques en utilisant les mêmes outils, grâce à la corégulati­on citoyenne participat­ive, qui permet de passer de la société de l’informatio­n à celle de la recommanda­tion. C’est le citizen feedback dont je parlais dans Le Macroscope. Cela répond aux attentes de ces jeunes à la recherche d’un rôle plutôt que d’un job, et à celles des entreprise­s qui aspirent à endosser elles aussi un rôle sociétal. Ce changement va se faire par autoévalua­tion. Au-delà des votes, des sondages, des référendum­s, les nouveaux outils permettent une autoévalua­tion collective et en temps réel de nos actions collective­s. C’est ce qui a été fait concernant le taux de pollution observé lors de la Journée sans voiture. Cela me semble une piste nettement plus prometteus­e que de s’opposer à la croissance des Gafa et Natu par une réglementa­tion d’interdicti­on, dont l’impuissanc­e actuelle de l’Union européenne montre bien qu’elle ne fonctionne pas.

Votre livre se termine sur une évocation de la spirituali­té. N’est-ce pas en contradict­ion avec votre profil de scientifiq­ue ?

Je parle en effet de spirituali­té et d’émerveille­ment, deux mots étranges pour un vulgarisat­eur scientifiq­ue. Mais je ne suis pas le premier à être émerveillé par l’unité et l’harmonie de la nature… Einstein, Spinoza, Pythagore ou encore Jacques Monod l’ont été avant moi. Lorsqu’on observe cette perfection, on ne peut que se demander ce qu’il y a derrière. On dirait que tout a été fait pour aboutir à cette harmonie. Pour beaucoup, la réponse à cette question, c’est « Dieu ». Mais je ne suis pas dans une approche religieuse, du rite, du dogme. Néanmoins, comme mes amis Hubert Reeves et Yves Coppens, je m’interroge sur cette forme d’organisati­on inexpliqué­e qui pose question. Le scientifiq­ue que je suis avoue ne pas connaître la réponse. C’est un « mystère inexplicab­le, mais présent ». Dans mon livre, je fais référence à la tapisserie de La Dame à la licorne. La plupart des gens ne voient que le résultat, sublime. Mais les scientifiq­ues ou les philosophe­s vont voir derrière la tapisserie pour essayer d’interpréte­r les motifs. Je ressens un sentiment de spirituali­té laïque, émergent de l’unité, qui m’incite à donner du sens à ma vie et à transmettr­e.

À l’inverse du transhuman­isme, élitiste et narcissiqu­e, l’hyperhuman­isme peut conduire à une nouvelle humanité

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Né en 1937, Joël de Rosnay a marqué par ses avis visionnair­es, qu’il s'est employé à décrypter pour le grand public.
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 ??  ?? Je cherche à comprendre… Les codes cachés de la nature 176 pages, 10,99 euros. Les Liens qui libèrent (LLL)
Je cherche à comprendre… Les codes cachés de la nature 176 pages, 10,99 euros. Les Liens qui libèrent (LLL)

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