LE REVENU UNIVERSEL, UNE IDÉE D’AVENIR, VRAIMENT ?
Manuel Valls en parle, Nathalie KosciuskoMorizet, Arnaud Montebourg et Benoît Hamon l’ont inscrit à leur programme : le revenu universel, qui fait débat à travers le monde, est à la mode. A-t-il vraiment un avenir en France ? À quelles conditions ? Ou est
Il y en a assez de ce « bullshit »! Coauteur d’un rapport de référence sur le numérique, Nicolas Colin vient de publier un texte – non traduit – au titre suffisamment évocateur : « Enough With This Basic Income Bullshit ». Il dénonce la mode en vogue chez ses amis startuppeurs et apôtres de l’économie numérique, qui veut que le revenu universel ou revenu de base soit « la » réponse à la précarité croissante, associée à la « modernité » entrepreneuriale. Avec le numérique, l’emploi est morcelé, atomisé, les revenus fluctuants et incertains? Pas de problème, si un revenu universel est instauré, entend-on chez les « modernes ». Chacun disposerait d’un revenu quoi qu’il arrive, d’un « filet de sécurité » comme a pu le théoriser l’économiste Milton Friedman, ce qui aurait le double mérite, de son point de vue – exprimé en 1962 – et de celui de très « hype » startuppeurs actuels, d’encourager les projets individuels, de libérer les énergies – en cas d’échec, on ne sombre pas dans le dénuement – et de mettre fin à l’intervention ciblée et arbitraire de l’État, décidant d’aider telle ou telle catégorie (les agriculteurs, les personnes âgées, les salariés se retrouvant au chômage…). On ne soutient plus une catégorie, mais tous les pauvres, sans se préoccuper de savoir pourquoi ils le sont devenus. Idée sous-jacente, défendue aussi bien par cer- tains théoriciens se situant à gauche que par les libéraux : éliminer la bureaucratie. Cette mode ne touche pas seulement la Silicon Valley, bien évidemment. Nombre de responsables politiques à travers le monde ont décidé de la reprendre à leur compte. Jusqu’à commencer à l’expérimenter (lire l’encadré). En France aussi, le revenu universel a ses partisans. Le Premier ministre Manuel Valls veut l’instaurer à moyen terme. Mais aussi certains Verts; Arnaud Montebourg, Benoît Hamon; et à droite Christine Boutin, Dominique de Villepin, Alain Madelin et Nathalie KosciuskoMorizet. D’où vient cet engouement? « C’est une solution apparemment simple, qui est au système social ce qu’est la “flat tax” au système fiscal », estime Nicolas Colin. La gauche voit donc là une arme anti-pauvreté, la droite un instrument contre l’intervention de l’État. Mais, alors que le débat remonte aux années 1960, pourquoi le revenu universel n’a-t-il été mis en oeuvre nulle part? « En fait, il serait quasiment impossible à mettre en place, il provoquerait des tensions politiques intenses et ferait grimper les inégalités à un niveau inconnu dans l’histoire moderne de l’Occident » répond le spécialiste de l’économie numérique. Cette dernière critique peut sembler curieuse. Ne s’agit-il pas, justement, de contrer les inégalités et la pauvreté, en attribuant à chaque citoyen un revenu de base? En fait, la critique de Nicolas Colin vise plus particulièrement certaines propositions, qui, effectivement, pourraient aboutir indirectement à des inégalités en hausse. C’est là qu’apparaît la complexité du dossier. Il n’existe pas une version du revenu universel, mais plusieurs modèles.
UNE DÉPENSE D’AU MOINS 300 MILLIARDS D’EUROS ANNUELS
D’abord, il faut sans doute évacuer celui de Manuel Valls, pour une grande part hors sujet. Ce que propose le Premier ministre, après le rapport Sirugue – du nom de l’actuel secrétaire d’État à l’Industrie qui l’avait rédigé au printemps en tant que député –, c’est en fait la fusion des nombreux minima sociaux qui se sont empilés en France, ou du moins leur regroupement, à des fins de simplification. Grande différence avec le revenu universel : ces allocations, fusionnées ou regroupées, resteraient réservées aux foyers sans ressources, à l’instar du RSA; elles n’auraient rien d’universel. Il y a là un abus de langage de la part de Manuel Valls. Car, par définition, un revenu universel serait distribué à toute personne résidant légalement sur un territoire donné. Quelles que soient ses ressources par ailleurs. Sinon, il n’est pas universel. Concernant le véritable revenu de base,
donc, de nombreuses propositions existent, que l’on pourrait positionner sur une ligne continue, de la version la moins à la plus extrême. La version soft, c’est l’attribution d’une allocation à tous, sans remise en cause de nombreuses autres prestations, comme l’assurance-chômage, les retraites, les allocations logement, ou l’assurance maladie. Cela correspond à la proposition de certains libéraux français, comme le Liber de Marc de Basquiat et de Gaspard Koenig, qui ont tenté d’élaborer un modèle non pas seulement d’un point de vue philosophico-théorique, mais censé être réellement mis en place, et fondé sur la réalité des revenus en France. La version hard correspond au contraire au versement d’un revenu à tous, mais se substituant à la quasi-totalité des autres prestations sociales. Pas seulement en supprimant les actuels minima sociaux, comme on le pense souvent : ce ne serait pas à la hauteur du sujet. Le revenu universel, c’est une dépense d’au moins 300 milliards d’euros annuels (sur la base de 450 euros par mois et par adulte). Or, les minima sociaux représentent moins de 25 milliards. Même en ajoutant les allocations familiales (12 milliards), le compte des économies n’y est évidemment pas.
LE RISQUE D’EXPLOSION DU NOMBRE DE FOYERS PAUVRES
C’est à celle-ci que pense Nicolas Colin, quand il évoque un bond des inégalités. Car, par exemple, de nombreux retraités n’ayant pas suffisamment épargné durant leur vie active se trouveraient, une fois en inactivité, avec pour seule ressource le strict minimum correspondant au revenu de base. Le niveau de vie moyen des seniors s’en trouverait amoindri, tout comme celui des chômeurs. D’où une explosion du nombre de foyers pauvres ou aux limites de la pauvreté, synonyme d’inégalités en forte hausse. Entre ces deux modèles extrêmes, de multiples variantes sont possibles, selon les options retenues : jusqu’où va-t-on dans la remise en cause – la suppression, pour parler clairement –, des prestations sociales que sont les retraites, les allocationschômage, les allocations logement ? Lesquelles conserver? La proposition de Marc de Basquiat et Gaspard Koenig, qui se veut applicable en France, prend en compte l’attachement des Français à la Sécurité sociale, qu’aucun responsable politique n’ose attaquer frontalement tant cette stratégie serait électoralement suicidaire. Même François Fillon, qui se veut le plus libéral parmi les candidats de droite à la primaire, n’annonce pas qu’il veut « casser » la Sécu. Marc de Basquiat et Gaspard Koenig ne font donc pas du passé table rase. Ils ne veulent pas remettre en cause l’assurance maladie ni l’assurance vieillesse ni même les allocations logement. Ou, plus précisément, ils estiment que le caractère public ou privé de ces systèmes relève d’un autre débat que celui du revenu de base. Ce qu’ils veulent supprimer, ce sont les minima sociaux (RSA, minimum vieillesse) et les allocations familiales. Le revenu de base y suppléerait. Quel serait l’objectif de cette opération? Simplifier, en mettant fin à l’empilement de dispositifs en faveur des plus pauvres – ce qui est aussi l’objectif de Manuel Valls –, « clarifier les sommes perçues et prélevées pour que chacun sache dans quelle mesure il contribue à la société », et « égaliser les transferts indépendamment de l’âge et de la nature des revenus ». De fait, les minima attribués aux personnes sans ressources sont différents s’il s’agit d’une personne âgée sans retraite, d’un chômeur en fin de droits ou d’un bénéficiaire du RSA. Le Liber proposé par Marc de Basquiat et Gaspard Koenig permettrait en outre de « lisser les transferts et annuler les effets de seuil » (grâce à la technique du crédit d’impôt) et enfin de « couvrir les besoins de l’enfant indépendamment des ressources des parents » (plus d’allocations familiales et plus question du système de quotient familial, qui aboutit à ce qu’un « enfant de riche » représente un plus grand avantage fiscal qu’un « enfant de pauvre ».
UN CRÉDIT D’IMPÔT, TANT POUR LES ADULTES QUE POUR LES MINEURS
Comment ce Liber, adapté à la situation française, fonctionnerait-il? Il s’agirait d’attribuer un crédit d’impôt de 450 euros par mois à 51 millions d’adultes et de 225 euros à 15 millions de mineurs. Soit un total de 320 milliards d’euros par an. De quoi alourdir sérieusement la dépense publique, qui progresserait d’un quart, atteignant le record de 72% du PIB? Non, car il s’agirait d’un crédit d’impôt. Concrètement, tout adulte se verrait attribuer un crédit de 5400 euros par an, en déduction de son impôt. Si un foyer fiscal doit payer a priori un impôt sur le revenu de 10000 euros, par exemple, avant mise en oeuvre du Liber, la facture ne serait plus que de 4600 euros, après coup. L’État n’aurait donc pas à débourser 320 milliards d’euros par an : seuls les individus non imposables recevraient des espèces sonnantes et trébuchantes, à hauteur de 450 euros par mois. Les autres verraient seulement leur facture fiscale allégée. Ce système a pour immense intérêt d’éviter les effets de seuil, puisque tout le monde bénéficierait du Liber. Quel serait le financement de ce projet gigantesque de 320 milliards d’euros? Les auteurs calculent qu’un prélèvement proportionnel de 23% sur l’ensemble des revenus permettrait d’équilibrer l’opération. S’y ajouterait une contribution de 12,5% de tous les revenus afin de financer l’assurance maladie, la CSG étant supprimée. Cela fait au total 35,5% d’impôt sur tous les revenus – sans exception –, s’ajoutant à l’impôt sur le revenu actuel! Mais cette facture fiscale serait allégée par les 5400 euros du Liber. Pour autant, ce mécanisme tient-il la route? Marc de Basquiat et Gaspard Koenig ont réalisé des simulations aux résultats assez complexes à interpréter. Ce qui en ressort clairement, c’est que les ménages des deux derniers déciles – les 20% plus aisés, soit la fameuse classe moyenne supérieure assommée d’impôts depuis 2011 –, devraient passer franchement à la caisse. Au sein du dernier décile, la mise en place du Liber représenterait un impôt supplémentaire de 24540 euros par an en moyenne, à ajouter à 30948 euros d’impôts à payer par ailleurs. Autant dire que, pour cette catégorie de Français, le choc fiscal à la mode Hollande passerait pour une aimable plaisanterie à côté de celui-ci. Le risque d’une fuite des cadres à l’étranger serait démultiplié. La probabilité d’une mise en oeuvre d’une telle proposition, à première vue intéressante, tangente donc le zéro… Il existe bien sûr une alternative : financer le revenu universel par des coupes drastiques dans les prestations sociales. Autrement dit, mettre en pièces la Sécu… Peut-on annoncer à des soixantenaires ayant cotisé toute leur vie qu’ils devront renoncer à toute retraite? La réponse est dans la question.
Pour le dernier décile, le Liber représenterait un impôt supplémentaire moyen de 24540 euros par an