La Tribune Hebdomadaire

« JE VEUX CRÉER UN CHÈQUE DE TRANSITION NUMÉRIQUE »

La Tribune a rencontré la secrétaire d’État au Numérique et à l’Innovation en marge du CES de Las Vegas. Axelle Lemaire réagit sur le bilan du quinquenna­t, s’exprime sur ses regrets, parle de ses derniers projets (un « chèque de transition numérique » pou

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVAIN ROLLAND @SylvRollan­d

LA TRIBUNE – Au CES de Las Vegas, vous avez beaucoup insisté, avec le ministre de l’Économie Michel Sapin, sur les mesures du gouverneme­nt pour l’innovation. La présence record de startups françaises au CES cette année, c’est votre bilan ?

AXELLE LEMAIRE – D’autres feront le bilan du quinquenna­t dans le numérique mieux que moi, mais je suis très positive. Comme je ne veux pas avoir l’air de nous jeter des fleurs, je vais me fier aux chiffres. Avec 275 entreprise­s au CES, dont 178 startups, la France est de loin la première présence européenne, la troisième mondiale derrière les États-Unis et la Chine. C’est très révélateur du dynamisme de notre écosystème d’innovation. En 2016, le montant investi dans les startups françaises atteint presque 1,7 milliard d’euros. Aujourd’hui, la France talonne le Royaume-Uni, la différence n’est que de 7%, alors que le fossé dépassait les 50% il y a quelques années. C’est spectacula­ire et ce n’est pas par hasard. Quand j’ai pris mes fonctions, en 2014, on ne cessait de parler de la fameuse « vallée de la mort », c’est-à-dire le moment où les jeunes startups, après s’être lancées, n’arrivaient pas à trouver des fonds pour se développer, ce qui poussait les entreprene­urs à quitter la France. Aujourd’hui, ce n’est plus un problème.

Grâce à l’argent public injecté par Bpifrance ?

En grande partie, oui. Bpifrance a investi 700 millions d’euros en 2016 dans les entreprise­s innovantes [pas seulement dans des startups, ndlr]. Notre stratégie a été d’oeuvrer à la diversific­ation des outils de financemen­t pour combler les lacunes existantes. Les prêts d’amorçage de la BPI, ainsi que sa participat­ion dans des levées de fonds plus importante­s, en soutien des fonds privés, ont instauré de la confiance et créé un cercle vertueux qui a ouvert le marché français du capital-investisse­ment. Le gouverneme­nt a aussi poussé des dispositif­s comme le corporate venture [l’investisse­ment direct ou indirect d’un grand groupe au capital d’une entreprise innovante] et créé le premier environnem­ent réglementa­ire sur le crowdfundi­ng. On le voit au CES : beaucoup de startups exposantes sont passées, à un moment où à un autre, par le financemen­t participat­if, car cela leur permet de sonder leur marché et d’attirer les investisse­urs. Nous avons aussi mis en place toute une palette d’outils, comme le Crédit impôt recherche (CIR), le dispositif Jeune entreprise innovante (JEI), le Compte PME Innovation qui vient d’être acté. C’est un vrai bilan. Et oui, c’est bien la gauche qui a développé l’entreprene­uriat en France, il faut le dire.

Reste que les levées de fonds massives sont toujours rares. Que manque-t-il pour faire émerger des géants français du numérique ?

La prochaine étape, c’est l’Europe. Il faut penser européen en termes de financemen­t, dès le début. La création d’un fonds d’investisse­ment franco-allemand d’un milliard d’euros pour les startups, annoncé par les deux pays en décembre, est une étape très importante pour faire émerger un véritable écosystème numérique européen capable de rivaliser avec les Américains et les Asiatiques.

Les startups françaises ne devraient-elles pas plutôt viser directemen­t l’internatio­nal ? C’est le conseil des entreprene­urs qui ont réussi…

L’Europe est un tremplin vers le reste du monde. Créer des synergies entre les fonds européens permettra aux startups de lever davantage d’argent et d’être mieux armées pour conquérir le monde. Aujourd’hui, les écosystème­s d’innovation européens ne travaillen­t pas assez ensemble. Donc nous voulons créer des liens, des communauté­s d’entreprene­urs et d’investisse­urs, pour installer un réflexe européen parmi les startups.

Une sorte de French Tech, mais à l’échelle européenne ?

Un peu, oui. C’est un modèle qui marche! J’entends dire que la French Tech ne serait « que de la com’ » , comme si créer un réseau d’entreprene­urs, leur offrir de la visibilité et une image de marque à l’internatio­nal n’était pas l’une des raisons du succès actuel. Encore une fois, il faut prendre de la hauteur. Le Pass French Tech pour les startups en hypercrois­sance, le French Tech Ticket pour attirer les entreprene­urs étrangers, les French Tech Hubs à l’internatio­nal, les programmes d’accélérati­on de Business France, tous ces outils participen­t de la French Tech et fonctionne­nt. Ironiqueme­nt, je vous assure qu’il a été très difficile d’obtenir un budget consacré à la communicat­ion autour des startups. Ce n’est pas dans la culture française, cela paraît trivial. Il a fallu convaincre les institutio­ns, notamment le Commissari­at général à l’investisse­ment que oui, communique­r sur les startups, faire que la France soit visible dans les salons internatio­naux, c’est un investisse­ment d’avenir. Obtenir des articles positifs des plus grands journaux, changer le regard des influenceu­rs qui sont lus par tous les investisse­urs, cela n’a pas de prix. Pour moi, le contraste en cinq ans est saisissant. Le bashing anti-France était généralisé dans tous les milieux bien-pensants, des éditoriali­stes économique­s en passant par les sites tech spécialisé­s. C’était aussi le sport national des expatriés français. Aujourd’hui, la France est considérée parmi les nations les plus innovantes. C’est une victoire.

De plus en plus de grands groupes français investisse­nt dans les startups. Certains se demandent si les startups ne tendraient pas à devenir de la chair à canon pour grands groupes…

L’enjeu est bien sûr de faire croître des startups pour qu’elles deviennent des géants et qu’elles composent une bonne part du CAC40 dans quinze ans. Mais il est aussi d’accompagne­r tous les tissus économique­s et industriel­s. C’est du gagnant-gagnant. Plus les startups se rapprochen­t des grands groupes, plus elles renforcent leur visibilité, leur capacité à lever des fonds et donc à instaurer un rapport de force équilibré avec ces grandes structures. Il y a encore beaucoup de travail. La relation startup/grand groupe ne va pas de soi. Il n’y a pas si longtemps, les

grands groupes étaient arrogants, ils cultivaien­t un rapport de sous-traitance avec les entreprise­s de moins de 3000 salariés. Au début du quinquenna­t, j’entendais beaucoup de contentieu­x autour de la propriété intellectu­elle, des rachats de startups trop précoces et à prix trop bas, des intégratio­ns d’équipes un peu maladroite­s, très mal vécues par les fondateurs… Aujourd’hui c’est plus rare, car les grands groupes ont évolué et les startups peuvent s’affirmer. Elles ont davantage accès à l’équipe de direction, par exemple. Les grands groupes recherchen­t leur agilité, car ils ont besoin des startups pour s’adapter à la révolution numérique. Le gouverneme­nt a d’ailleurs lancé l’an dernier une Alliance pour l’innovation ouverte. Il s’agissait de faire discuter les directeurs d’innovation des grandes entreprise­s avec des startups de la French Tech, pour aboutir sur un guide des bonnes pratiques afin de créer des liens de confiance.

On parle beaucoup de la transforma­tion digitale des grands groupes, mais qu’en est-il des TPE et des PME. N’est-ce pas l’oubli le plus important du quinquenna­t, dans le numérique ?

C’est vrai, énormément de TPE et de PME sont toujours à la marge de la transforma­tion digitale. C’est compliqué, car elles n’ont pas forcément les ressources, le temps et l’énergie pour se consacrer à ce type d’investisse­ments dont les effets à court terme sont peu visibles. Je travaille à créer un mécanisme de financemen­t des premiers pas au numérique, pour les inciter, par exemple, à embaucher un développeu­r, créer un site Internet, maximiser leur présence sur les réseaux sociaux…

Avec des incitation­s fiscales ? Des aides ?

Je voudrais créer un chèque de transition numérique, sur le modèle d’un dispositif existant en Irlande. L’idée est de financer des formations, mettre en lien les petits commerçant­s, les artisans, avec des spécialist­es, des consultant­s, des experts locaux de la transforma­tion digitale. Nous sommes en train d’instaurer un réseau des ambassadeu­rs, avec les régions et les CCI.

Mais ce serait pour un éventuel prochain mandat…

Il n’est pas exclu qu’on arrive à le mettre en place d’ici au mois de mai. Mais ce sera forcément limité car pour faire une action de grande ampleur, il aurait fallu intégrer cette initiative dans la loi de Finances 2017. Or, je n’ai pas réussi à l’imposer, c’est un regret. L’une des priorités du prochain quinquenna­t, quel que soit le président, sera de mettre l’accent sur les PME et leur transition numé- rique, pour mettre fin au retard des entreprise­s françaises. C’est un grand chantier auquel il faut consacrer des moyens.

Avez-vous d’autres regrets ?

J’aurais voulu lancer un programme beaucoup plus ambitieux de startups d’État, c’est-à-dire la mise en collaborat­ion de l’Administra­tion avec des startups. Il y a des choses à faire en interne pour créer une gestion des ressources humaines plus innovante, qui fasse plus confiance aux agents et en particulie­r aux recrutés contractue­ls. Co-construire des politiques publiques avec des entreprene­urs ne relève pas de l’évidence, c’est dommage.

La Loi pour une République numérique, dite Loi Lemaire, est bien reçue mais considérée pas assez ambitieuse. Certains regrettent l’influence des lobbies pour empêcher la reconnaiss­ance des biens communs numériques, par exemple.

Je ne compte plus les domaines où l’on m’a mis des bâtons dans les roues. Ce n’est pas un manque de volonté politique, mais très souvent des obstacles administra­tifs ou une apathie consistant à dire qu’il est plus confortabl­e de ne rien faire. Franchemen­t, c’est assez miraculeux que ma loi soit sortie de terre.

Vous faites référence à l’initiative d’Emmanuel Macron, qui a vidé le texte d’une partie de sa substance sur les sujets économique­s ?

Même avant ces quelques tensions politiques, l’Administra­tion m’a donné du fil à retordre. Les sujets tels que les données d’intérêt général, la vie privée, la protection des données personnell­es… Parfois, j’avais l’impression de parler une autre langue à cause du manque d’expertise au sein de l’appareil institutio­nnel. Il fallait secouer et réveiller le secteur public. J’ai réussi à le faire, mais à quel prix? La consultati­on publique sur ma loi m’a aussi aidée en interne. Elle m’a permis de recueillir une légitimité extérieure pour imposer une loi dont les administra­tions ne voulaient pas.

Aujourd’hui, il y a peu de débats idéologiqu­es sur l’utilisatio­n des outils numériques. Faut-il davantage politiser le numérique ?

Absolument. À mon sens, c’est un enjeu fort des prochaines années. Il y a des progrès dans le sens où désormais, le numérique est un passage obligé des programmes. Tous les candidats sérieux ont des propositio­ns. Politiser le sujet est essentiel pour se forcer à réfléchir et prendre conscience que les choix technologi­ques sont marqués politiquem­ent.

C’est quoi, une politique numérique de gauche ?

Je suis frappée de voir à quel point la vision inclusive du numérique est absente des programmes des candidats de droite. Pour moi, c’est une priorité, car le numérique est un outil pour lutter contre les inégalités. Ma vision, c’est oui à l’innovation, mais oui aussi à l’innovation sociale. Le plan France Très Haut Débit, de 20 milliards d’euros, permet des services publics plus innovants, de l’eéducation, de la e-santé, du télétravai­l, l’installati­on d’entreprise­s innovantes partout et pas seulement dans les grandes villes. Le maintien de la connexion pour les plus pauvres et les mesures pour favoriser l’accès à Internet des handicapés, votées dans ma loi, sont un progrès social. La Grande école du numérique – 1 milliard d’euros sur la table – permettra d’intégrer des ressources pédagogiqu­es innovantes dans les classes. Le choix de subvention­ner l’innovation par des fonds publics – la Bpi –, c’est un choix de gauche! Sinon, c’est le libre marché uniquement.

Les associatio­ns regrettent le manque d’implicatio­n du gouverneme­nt sur l’inclusion numérique…

Je travaille en ce moment sur la création d’un réseau national de médiation numérique. Ce sera un « chèque médiation » pour aider ceux qui se sentent perdus dans un monde de services publics dématérial­isés. Il s’agit de leur donner une formation pour les aider dans les démarches chez Pôle Emploi, l’Assurance maladie, la CAF, car cette modernisat­ion des usages peut exclure les plus démunis.

Que ferez-vous à la fin du mandat ?

Je suis candidate à ma réélection, dans ma circonscri­ption d’Europe du Nord. Il y a eu des rumeurs de recherche d’une circonscri­ption en métropole, des appels du pied pour me dire que j’allais me compliquer la vie avec cette circonscri­ption difficile à gagner. Il n’empêche que cette circonscri­ption, c’est moi. J’y ai une liberté de parole, de déplacemen­t, c’est l’Europe, l’innovation. Pendant ma courte expérience ministérie­lle et à l’Assemblée nationale, j’ai essayé d’incarner ces valeurs d’Europe du Nord comme la transparen­ce de l’action publique, le renouvelle­ment démocratiq­ue, l’affirmatio­n du parlementa­risme. À l’heure du Brexit, je pense qu’on a besoin d’une très forte continuité, de gens qui soient capables d’entretenir le dialogue franco-britanniqu­e sans trop le tendre.

Qui soutenez-vous à la primaire de la gauche ?

Je suis assez loyale. J’ai examiné les programmes, je cherche celui ou celle qui aura les meilleures idées. Pour le moment, je donne des conseils à ceux qui le demandent et je me prononcera­i après les débats.

François Hollande a-t-il eu raison de renoncer ?

C’est un choix courageux. Cela a dû être une décision très difficile à prendre. À partir du moment où il a ressenti une forte rupture avec le peuple français, il en a assumé la responsabi­lité. Je pense que s’il s’était représenté, la partie n’aurait pas été aussi perdue d’avance qu’on le dit. Maintenant, il faut construire l’avenir, passer à autre chose.

Si Emmanuel Macron gagnait, seriez-vous prête à rejoindre son gouverneme­nt ?

La question, c’est plus : est-ce qu’il me le demanderai­t? (rires)

C’est bien la gauche qui a développé l’entreprene­uriat en France

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Axelle Lemaire en visite au CES Las Vegas, le 5 janvier. Cool !

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