La Tribune Hebdomadaire

ÉRIC SADIN : « LA SILICON VALLEY VISE LA CONQUÊTE INTÉGRALE DE LA VIE »

Grâce aux développem­ents sans cesse accélérés de l’intelligen­ce artificiel­le, les Gafa sont à l’origine d’une marchandis­ation de la vie et du dessaisiss­ement de la décision humaine, affirme le philosophe Éric Sadin, auteur d’un essai au vitriol contre la

- ÉRIC SADIN PHILOSOPHE, ESSAYISTE

LA TRIBUNE – Vous dénoncez dans votre ouvrage la « silicoloni­sation » du monde par les grandes entreprise­s numériques américaine­s. Que voulez-vous dire exactement ?

ÉRIC SADIN – Les grandes entreprise­s de la Silicon Valley, c’est-à-dire les Google, Apple, Amazon, Facebook, Netflix, Uber et consorts, ne sont pas seulement des empires tentaculai­res qui engrangent des milliards de dollars de chiffre d’affaires par an. Ces entreprise­s sont engagées dans ce que je nomme « la conquête intégrale de la vie ». Leurs services sont utilisés quotidienn­ement par des milliards d’individus. Leur modèle, celui de l’économie de la donnée et des plateforme­s, vise à capter des données relatives à un nombre sans cesse étendu de nos gestes, entendant coller de façon toujours plus continue à nos existences. Désormais, la Silicon Valley représente l’horizon entreprene­urial et économique de notre temps. Alors, tout le monde veut se l’approprier. Les chercheurs, les cercles de réflexion, les industriel­s s’y convertiss­ent. Les gouverneme­nts l’envisagent comme la panacée à toutes les difficulté­s économique­s et ne pensent qu’à faire éclore des « Silicon valley locales » partout, grâce aux startups et aux incubateur­s. C’est la course à l’innovation, c’est le règne du startuppeu­r visionnair­e et de l’autoentrep­reneur libéré. Mais ce qu’il faut saisir, c’est qu’au-delà d’un modèle économique, un modèle civilisati­onnel est en train de s’instaurer, fondé sur une marchandis­ation à terme intégrale de la vie, et une organisati­on algorithmi­que des sociétés. Grâce à l’avènement des capteurs de toutes sortes, des objets connectés et de l’intelligen­ce artificiel­le. Nous vivons l’avènement des objets connectés, qui s’immiscent partout jusque dans nos maisons et nos voitures. Grâce à eux, il est désormais possible de collecter un nombre sans cesse croissant de données portant sur toutes les phases de la vie. Les plateforme­s qui détiennent ces informatio­ns suggèrent en retour quantité de produits en fonction du traitement de ces données. Dans le livre, je prends l’exemple du miroir intelligen­t de Microsoft, capable d’interpréte­r l’état de fatigue, les expression­s du visage, pour proposer des crèmes réparatric­es voire des séjours à la montagne. C’est une manière d’anticiper en permanence, de rétroagir, et d’assister en continu les individus, par la formulatio­n des meilleurs conseils supposés mais qui in fine ne visent qu’à satisfaire de seuls intérêts privés. Nous dépassons le moment de la personnali­sation de l’offre pour aller vers une « relation-client ininterrom­pue ». À l’aide de systèmes interpréta­nt la plus grande variété de nos gestes et qui rétroagiss­ent en temps réel en suggérant des services ou des produits supposés adaptés à chaque instant de notre quotidien. L’enjeu industriel consiste à s’adosser à tous les instants de la vie. Ce dans quoi s’engage particuliè­rement Google. C’est flagrant dans le champ de la santé. Le projet Calico de Google, c’est la volonté, grâce aux capacités de plateformi­sation de l’entreprise, d’entrer en relation avec tout le marché pharmaceut­ique. À terme, Google veut créer, grâce aux capacités exponentie­lles des logiciels, ses propres solutions thérapeuti­ques, avec auto-diagnostic, en se dotant d’une compétence médicale. L’industrie du numérique opère actuelleme­nt une immixtion du régime privé dans la médecine, selon une mesure jamais vue historique­ment.

Ne noircissez-vous pas quelque peu le tableau ? Les objets connectés sont loin d’être dans le quotidien de chacun. Et l’homme a toujours la possibilit­é de ne pas les adopter…

Vous avez raison, les objets connectés commencent seulement à se répandre, mais de façon extrêmemen­t massive et rapide. C’est le cas de la maison connectée, par exemple, qui représente d’ores et déjà un énorme marché en émergence. Et qui fera de l’habitat une machine à témoigner de nos gestes jusqu’aux plus intimes. Il faut prendre très au sérieux la volonté de ces entreprise­s et des responsabl­es de l’industrie numérique de se positionne­r sur le plus grand nombre de secteurs possibles. Les investisse­ments dans les objets connectés, dans l’intelligen­ce artificiel­le, dans la robotique, sont colossaux, à coups de milliards de dollars. Et ce sont toujours ces grandes entreprise­s de la Silicon Valley qui sont en première ligne. Ce changement civilisati­onnel se fait d’une manière rapide mais subtile. Regardez Google. Jusqu’à l’an dernier, son coeur de métier était la recherche en ligne, pour vendre de la publicité. Et puis en août 2015, il change de nom pour devenir Alphabet. Ce recentrage acte ses ambitions. D’un coup, le moteur de recherche Google devient un service parmi d’autres, car le vrai business de Google, c’est l’industrie de la vie. Il est dans la cartograph­ie, dans la domotique avec le rachat de Nest, il dépense des sommes énormes dans la recherche sur la voiture autonome, il développe des plateforme­s éducatives, il s’implique dans la robotique, dans la santé… Et ce n’est pas fini ! C’est un mouvement émergent, mais très puissant.

Quelles autres conséquenc­es civilisati­onnelles percevez-vous dans l’essor du numérique ?

La quantifica­tion par les capteurs est en train de bouleverse­r le travail. Des systèmes en temps réel pour mesurer la performanc­e des machines et des employés existent déjà. Dans l’industrie, on ne cesse de rechercher une extrême optimisati­on des cadences de production. L’action humaine est déterminée par des systèmes « intelligen­ts » qui calculent en permanence la « mesure de performanc­e du personnel » et dictent ce qu’il faut faire. Le géant américain de la distributi­on, Walmart, utilise un logiciel développé par IBM, baptisé Retail Link. Il permet à des robots de dialoguer entre eux. En fonction de la capacité des sous-traitants et de l’état de leurs stocks, ces robots imposent les cadences aux employés. Cela

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estime Éric Sadin. « Au-delà d’un modèle économique, c’est un modèle civilisati­onnel qui est en train de s’instaurer, fondé sur une marchandis­ation à terme intégrale de la vie »
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