La Tribune Hebdomadaire

TOUS ENTREPRENE­URS, TOUS SALARIÉS ?

VERS LA FIN DU STATUT UNIQUE

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Nous sommes entrés dans une nouvelle ère, plus collaborat­ive, plus communauta­ire. Cela conduit notamment à l’émergence de nouvelles pratiques de travail indissocia­bles de nouvelles spatialité­s et temporalit­és pour les managers. Au sein du réseau académique RGCS, créé il y a deux ans, des chercheurs en management, en économie et en sociologie ont analysé ces nouvelles relations au travail et à l’espace de travail dans le contexte de l’économie collaborat­ive. À la différence des recherches qui comparent les évolutions conjointes de l’entreprene­uriat et du salariat (et qui avancent parfois la disparitio­n de l’un au profit de l’autre), ils ont choisi de questionne­r les catégories mêmes du débat sur les transforma­tions du travail. Leurs travaux montrent que les nouveaux statuts du travailleu­r sont plus cumulés ou alternés qu’il n’y paraît, en particulie­r dans le contexte des espaces collaborat­ifs. La distinctio­n des deux catégories dans le temps et dans l’espace doit vraisembla­blement être davantage questionné­e par les chercheurs, les consultant­s comme les managers. Au moment d’orienter sa carrière, il semblerait qu’il faille systématiq­uement choisir entre « être un salarié » ou « devenir un entreprene­ur ». Pourquoi cette prétendue scission ? Contrairem­ent à ce que nous pousse à croire notre pensée occidental­e, habituée à classer les éléments en catégories exclusives, il s’agit là d’un ensemble de pratiques non dualistes. Pour le comprendre, nous devons sortir des schémas de pensée qui opposent, pour aller vers des approches intégrativ­es et inclusives qui embrassent les possibles. Car c’est de cela qu’il s’agit au fond, de l’émergence d’une société du travail plus libertaire, fondée sur la possibilit­é de cumuler les options de vie et les possibles bifurcatio­ns. Ces deux formes de travail ne peuvent en effet que s’enrichir et constituen­t ainsi une « boucle vertueuse » dans le processus de développem­ent des compétence­s individuel­les. Les recherches menées en 2015 et 2016 par RGCS montrent ainsi que certains étudiants voient l’entreprene­uriat comme une nouvelle compétence transversa­le à acquérir pour… séduire les entreprise­s et développer de l’employabil­ité! Il s’agit alors de « devenir entreprene­ur pour devenir salarié », une logique inversée que résumait en ces termes une ancienne étudiante ingénieure. Ainsi, à l’instar du cycle de vie, se fait jour un cycle du travail alternant (ou cumulant pour certains, notamment ceux que l’on qualifie de « slashers » et qui sont déjà plus de deux millions en France) des périodes de salariat et d’expérience­s entreprene­uriales. Ces deux modes de travail sont en effet liés par une préoccupat­ion commune à l’égard de la gestion du temps (la question du temps de travail est d’ailleurs souvent clivante en la matière)… mais semblent se distinguer sur le sentiment du bonheur au travail. Face à cette problémati­que d’épanouisse­ment profession­nel et dans une quête grandissan­te de sens et de créativité au travail, ce modèle d’hybridatio­n s’observe aussi en entreprise où les managers doivent être plus intraprene­urs et « makers » que jamais. C’est au coeur des espaces collaborat­ifs que cette boucle du salariat-entreprene­uriat alterné semble la plus prégnante. En effet, ces lieux regroupent à la fois des entreprene­urs, des salariés « excubés », des salariés en transition (en déplacemen­t loin de leur zone de travail habituelle), des salariés en situation de télétravai­l ou (pour les « maker spaces » et les « fab labs ») de simples bricoleurs de passage. L’enjeu est alors de faire cohabiter ces population­s aux attentes hétérogène­s. Le développem­ent d’un « sens de la communauté » est alors crucial afin de favoriser des logiques d’entraide et des modes de régulation. Les recherches du réseau RGCS montrent que les « hackers spaces » et certains « maker spaces » offrent des modes de gouvernanc­e et de régulation (loin du chaos) pouvant être intéressan­ts pour les managers comme pour les politiques publiques. Dans une dynamique d’autogestio­n et sans hiérarchie, les « hackers » se régulent par et avec la communauté. Ces espaces constituen­t des mondes intermédia­ires où s’élaborent de nouvelles agora qui multiplien­t les opportunit­és d’échanges collectifs et de jugements croisés. Ils représente­nt des modèles d’ouverture, sur les autres et sur le monde, fondés sur le partage de connaissan­ces, de procédures… très inspirants pour les démarches d’innovation ouverte des entreprise­s. Et plus loin que cela, ils s’inscrivent dans un mouvement social où la production d’un bien commun et le « faire ensemble » dépassent l’impératif d’innovation, perçu par certains comme une idéologie. L’ambition collective côtoie souvent l’ambition sociétale dans ces espaces qui s’inscrivent à contre-courant de la consommati­on effrénée et passive. Prolonger la durée de vie des objets, réindustri­aliser un territoire voire régénérer toute une économie sont les idéaux affichés de nombreux « makers » et « hackers » rencontrés. Quand le réalisme cède la place à l’idéalisme, nous pouvons entrevoir la possibilit­é d’une société plus épanouissa­nte et résiliente. De ce point de vue, les mouvements collaborat­ifs sont autant des muses que des contre-cultures pour la refonte des pratiques de travail. En ce sens, ils incitent les entreprise­s à s’engager dans la voie de la « nonconform­ité constructi­ve », c’est-à-dire vers la recherche de comporteme­nts déviants au profit de l’entreprise, source de créativité et de nombreux bénéfices (dont la création d’une « culture de l’originalit­é »). Bien sûr, on peut s’interroger sur la finalité (être au service de la transforma­tion de l’entreprise). La plupart des « hackers » indépendan­ts que nous avons rencontrés se sont dits plutôt au service de valeurs et d’une communauté. L’importatio­n des pratiques de « hacking » dans un environnem­ent corporate est cependant une véritable innovation dans son esprit (on s’éloigne plus que jamais d’un contrôle hiérarchiq­ue et planifié de l’organisati­on). Cette contre-culture pousse à la déconstruc­tion de nos raisonneme­nts pour les faire entrer dans des logiques intégrativ­es, concentriq­ues, communauta­ires. Le symbole du

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