La Tribune Hebdomadaire

LA RENCONTRE

TOM ENDERS, Airbus ERIC SCHMIDT, Alphabet

- PIERRE MANIÈRE @pmaniere

Au Paris Air Forum, les deux patrons stars de l’aéronautiq­ue et du numérique ont débattu du futur de l’aérospatia­l.

Un face-à-face entre Tom Enders et Eric Schmidt relève, a priori, d’un choc des cultures. Le premier est le patron d’Airbus, le vénérable constructe­ur aéronautiq­ue européen. Et le second est le président d’Alphabet Inc (la société mère de Google et de ses autres filiales), le mastodonte américain du Net et des nouvelles technologi­es. Pourtant, les deux géants affirment aujourd’hui travailler de concert. Pour Google, Airbus est un client industriel de choix. Et pour le constructe­ur européen, collaborer avec le groupe de Mountain View est essentiel pour ne pas rater sa transforma­tion digitale. De fait, le numérique et les nouvelles technologi­es sont aujourd’hui essentiels pour le développem­ent de l’aérospatia­l dans de nombreux domaines. Eric Schmidt a par exemple évoqué la gestion du trafic dans les airs. « Je pilote, et lorsque je vole en Europe, je ne comprends pas pourquoi on n’a pas un système unifié pour le contrôle aérien, a-t-il indiqué. Or si un tel système voyait le jour [grâce aux logiciels, aux ordinateur­s, et technologi­es de communicat­ion, ndlr], on pourrait largement améliorer la gestion du trafic, gagner en efficacité et faire des économies. » En ligne avec le patron d’Alphabet, Tom Enders a renchéri : « Certaines études ont montré que si nous mettions en place ce “ciel unique” européen, avec un même système de contrôle aérien, les avions pourraient très facilement consommer 10 % de carburant en moins… C’est énorme. Et c’est pourquoi tous les acteurs de l’industrie aéronautiq­ue demandent depuis des lustres aux gouverneme­nts d’en finir avec cette fragmentat­ion du contrôle aérien. »

« DES GAINS ÉNORMES D’EFFICACITÉ »

De manière générale, le chef de file d’Airbus estime que les derniers développem­ents en matière de numérique, d’intelligen­ce artificiel­le, de réalité virtuelle, couplés avec la recherche de matériaux nouveaux, doivent permettre au constructe­ur de faire à terme « des gains énormes d’efficacité tout en diminuant les coûts ». « Cela permettrai­t de mettre un peu d’air frais sous les ailes de l’industrie aéronautiq­ue », a-t-il poursuivi. À ses yeux, ces technologi­es doivent notamment permettre à Airbus d’économiser beaucoup d’argent dans le développem­ent et la constructi­on des avions. Reste que, d’après Tom Enders, Airbus a déjà largement pris le virage du numérique. « On a bien compris que les données seront de plus en plus au coeur de notre propositio­n de valeur », a-t-il affirmé. Il en veut pour preuve qu’« aujourd’hui, l’utilisatio­n des données a notamment été primordial­e dans la réussite du programme A350 ». D’après Eric Schmidt, Airbus et Google ont tout à gagner à travailler ensemble. Pour lui, les logiciels sont le Graal pour optimiser quantité de tâches. Il donne en exemple une collaborat­ion récente entre les deux groupes dans le domaine de l’imagerie satellite. « On a travaillé avec la division d’Airbus spécialisé­e dans ce domaine, a-t-il précisé. Nos programmes ont permis d’automatise­r l’analyse des images satellites. Il faut savoir qu’auparavant, tout ce travail était effectué à la main, et avec une précision bien moindre que celle des ordinateur­s. » Sur le fond, Airbus a-t-il donc intérêt à garder la main sur ses logiciels ? Ou doit-il dorénavant uniquement faire appel à des fournisseu­rs spécialisé­s comme Google? « Il y a un débat à ce sujet au sein du groupe », a affirmé Tom Enders. « On fait de plus en plus appel à des sous-traitants, et la tendance va crescendo », a indiqué le grand patron. Mais à ses yeux, il n’est pas question d’abandonner toutes les compétence­s du constructe­ur en matière de logiciels. « Il y a un équilibre à trouver », a-t-il estimé. Pour sa part, Eric Schmidt a assuré que quoi qu’il en soit, la firme de Mountain View n’a pas vocation à développer de nouveaux logiciels dans son coin. Pour lui, il est fondamenta­l que les équipes des deux groupes travaillen­t de concert pour élaborer des logiciels plus performant­s. « Il est impératif que nous collaborio­ns avec les ingénieurs d’Airbus, a-t-il insisté. Nous avons besoin de leur expertise, car ils nous permettent de voir les choses différemme­nt. »

LES VOLS AUTONOMES, « ON VA Y ARRIVER ! »

Les grands patrons se sont aussi projetés sur le long terme, évoquant, par exemple, les vols autonomes. « On va y arriver! », a lancé Tom Enders. Le sujet intéresse évidemment beaucoup Google, qui investit aujourd’hui massivemen­t dans la voiture autonome. « D’un point de vue technique, on dispose déjà de toutes les technologi­es pour faire des vols autonomes une réalité, affirme Eric Schmidt. Aujourd’hui, des drones volent déjà de manière autonome, et on dispose de programmes capables d’optimiser les trajectoir­es et d’éviter les collisions. » Tom Enders a aussi évoqué le programme d’avion électrique d’Airbus, sur lequel le constructe­ur travaille depuis plusieurs années. L’occasion pour Eric Schmidt d’évoquer la décision de Donald Trump de se retirer de l’accord de Paris sur climat. Pour lui, « la bonne nouvelle, c’est que les

Avec le “ciel unique européen”, les avions pourraient consommer 10 % de carburant en moins

industriel­s américains vont continuer à réduire les émissions de CO2 avec ou sans réglementa­tions gouverneme­ntales ». « Les États-Unis vont demeurer un acteur significat­if à ce sujet, a-t-il assuré. Soyons clairs, il est très facile de comprendre que la planète se réchauffe rapidement. Il sera bien plus coûteux d’agir dans vingt ans que maintenant… » Eric Schmidt a estimé que le niveau des eaux pourrait monter « de deux à plus de six mètres » d’ici une centaine d’années. « Alors si vous aimez la Floride, elle va vous manquer quand elle aura disparu! », a-t-il souligné sur le ton de l’humour, en référence aux résidences de Donald Trump dans cet État du sud-est des États-Unis. Interrogé sur l’appel du président français Emmanuel Macron aux chercheurs américains de venir s’installer en France après l’annonce de Donald Trump, Eric Schmidt a répondu : « J’adore ce que le président Macron a dit. Je pense qu’il sera un excellent leader pour votre pays. » Invité à se prononcer sur l’impact en interne du numérique, Tom Enders a affirmé que ce qui importait, pour Airbus, n’était pas d’ordre technologi­que. « Ce qu’il faut changer, c’est notre organisati­on et notre culture », a-t-il indiqué, en faisant notamment référence aux nouvelles formes de management du travail davantage tournées vers la collaborat­ion et la responsabi­lisation. « On mène des expériment­ations sur plusieurs sites industriel­s, a-t-il ajouté. Les résultats sont vraiment impression­nants. On a par exemple pu réduire l’absentéism­e, qui est un gros problème dans notre secteur, de 50 %, tout en augmentant la productivi­té de 30 %. »« Évidemment, ça n’est pas sans poser certains problèmes, a-t-il poursuivi. Nous rencontron­s parfois des résistance­s. Par exemple, les managers intermédia­ires ont quelquefoi­s le sentiment qu’ils perdent du pouvoir lorsque l’on modifie l’organisati­on du travail… Mais on se doit de réussir. »

LE DÉFI DE LA FORMATION

En outre, Tom Enders a souligné qu’avec révolution digitale, son groupe était confronté à des défis en matière de recrutemen­t et de formation. « Lors du dernier Forum économique mondial, on a insisté sur le fait que les deux tiers des enfants qui sont à l’école primaire auront des profession­s qui n’ont pas encore été inventées, a-t-il affirmé. Cela vous donne une idée des challenges auxquels nous devons faire face… Dans notre industrie, on se bat pour recruter des data scientists. Mais on n’en employait pas il y a à peine cinq ans ! » Constatant qu’en parallèle, de vieilles profession­s vont rapidement disparaîtr­e, il appelle à une profonde révision des systèmes éducatifs actuels. « On ne peut plus former les gens pour un seul travail, il faut, au contraire, mettre en place des systèmes d’apprentiss­age continue, tout au long de la vie », a-t-il souligné. Eric Schmidt estime, lui, que dans le domaine des logiciels, les talents ne manquent pas. « De manière générale, l’Europe et la France disposent d’université­s parmi les meilleures au monde. Le vrai problème n’est pas de trouver des gens compétents, dit le grand patron. Mais en revanche, il y a un problème d’organisati­on. » Selon lui, c’est une fois encore la régulation, trop lourde, qui empêche de libérer les énergies et d’aller de l’avant. « Il y a beaucoup de startups dans le domaine de l’aérien. Mais la régulation ne leur permet pas forcément d’innover et d’essayer des modèles différents », poursuit-il. Au passage, Eric Schmidt a estimé que dans les logiciels comme dans d’autres industries, la Chine allait rapidement devenir un leader mondial. « C’est juste une question d’échelle, a-t-il ajouté. Les Chinois sont beaucoup plus nombreux que les Américains et les Européens, et nombre d’entre eux sont très brillants. En parallèle, Pékin investit beaucoup dans les nouvelles technologi­es, et en particulie­r dans les logiciels. Dans les années à venir, l’essor de la Chine ne sera pas sans conséquenc­e sur nos industries… »

SAVOIR PRENDRE DES RISQUES

Les grands patrons ont ensuite donné leur point de vue sur les conséquenc­es de la révolution digitale en matière de concurrenc­e. Ces dernières années, Airbus a vu arriver de nouveaux concurrent­s. Et Tom Enders est loin de considérer son groupe comme intouchabl­e. Même si, de son propre aveu, cela n’a visiblemen­t pas toujours été le cas. « L’industrie aérospatia­le, dans son ensemble, a fait une grosse erreur en sous-estimant SpaceX pendant trop longtemps, a-t-il affirmé. Celui-ci a été fondé en 2002, mais je crois qu’on ne l’a pas vraiment pris au sérieux avant 2012… Or certaines de leurs façons de travailler sont intéressan­tes, et n’ont rie n à voir avec les nôtres. » Un exemple ? « Chez Airbus, on a, comme dans beaucoup d’industries traditionn­elles, développé une aversion au risque très prononcée, a-til dit. Notre philosophi­e, c’est d’être à 99 % sûr de notre coup avant de tester quelque chose. Elon Musk [le patron de SpaceX, ndlr], lui, procède différemme­nt : il se lance sans traîner tout en se disant que s’il échoue, il gagnera de l’expérience et progresser­a plus vite. Ce qui, au final, lui permet de réduire son temps de développem­ent et donc d’abaisser ses coûts. » Sans vouloir pour autant chambouler la philosophi­e d’Airbus, Tom Enders estime donc qu’il faut inciter à la prise de risque à certains niveaux du groupe. De manière plus générale, « on doit intégrer le fait que si on ne comprend pas l’importance des nouvelles technologi­es et si on ne change rien, on risque de se faire dépasser par les nouveaux arrivants », renchérit-il. À ce sujet, Eric Schmidt a estimé que la prise de risque était la condition sine qua non au progrès économique et industriel. Il a notamment fait référence à l’explosion d’une fusée de SpaceX l’année dernière. « Aujourd’hui, dès qu’une fusée explose, ça fait la Une ! Mais c’est comme cela que l’on apprend… Dans les années 1950-1960, les États-Unis ont lancé énormément de fusées, et beaucoup d’essais ont échoué. Mais c’est comme cela que l’on acquiert du savoir-faire. Si tous les programmes étaient dépourvus de bugs, on ne pourrait pas progresser… », a-t-il souligné. In fine, Eric Schmidt juge que la prise de risque est justifiée chaque fois que la vie des gens n’est pas menacée. Avant de regretter que de nombreuses industries, y compris l’aérien, soient bridées à ce sujet par une régulation trop lourde. Enfin, sur un ton presque évangélist­e, Eric Schmidt a affirmé que les nouvelles technologi­es, qui permettent de doper l’efficacité de nombreux processus, sont devenues un outil indispensa­ble pour la bonne santé de l’économie mondiale. « On peut se réjouir que les Européens vivent de plus en plus longtemps, a-t-il expliqué. Mais la conséquenc­e, c’est que la proportion de ceux qui travaillen­t décline. Ainsi, la seule manière de préserver la richesse et la qualité de vie des gens, surtout lorsqu’ils partent en retraite, c’est d’accroître la productivi­té de ceux qui travaillen­t… » Et les logiciels de Google, sous ce prisme, constituen­t logiquemen­t pour lui une brique indispensa­ble afin de « protéger » la santé économique du Vieux Continent.

En Europe et en France, on trouve des gens compétents, mais il y a un problème d’organisati­on

 ??  ?? né le 21 décembre 1958 à Bruchertse­ifen (Rhénanie-Palatinat), a été président d’Airbus de 2007 au 31 mai 2012, date à laquelle il a succédé au Français Louis Gallois comme président exécutif d’Airbus Group, maison mère de l’avionneur européen. Thomas «...
né le 21 décembre 1958 à Bruchertse­ifen (Rhénanie-Palatinat), a été président d’Airbus de 2007 au 31 mai 2012, date à laquelle il a succédé au Français Louis Gallois comme président exécutif d’Airbus Group, maison mère de l’avionneur européen. Thomas «...
 ??  ??
 ??  ?? Eric Emerson Schmidt, né le 27 avril 1955, à Washington, D.C., a été PDG de Google de 2012 à 2011, année où il est remplacé par Larry Page, l’un des deux cofondateu­rs. Depuis, il est président exécutif d’Alphabet Inc., la nouvelle holding qui chapeaute...
Eric Emerson Schmidt, né le 27 avril 1955, à Washington, D.C., a été PDG de Google de 2012 à 2011, année où il est remplacé par Larry Page, l’un des deux cofondateu­rs. Depuis, il est président exécutif d’Alphabet Inc., la nouvelle holding qui chapeaute...
 ??  ?? Selon Eric Schmidt, Airbus et Google ont tout à gagner à travailler ensemble. Il donne en exemple une collaborat­ion récente entre les deux groupes dans le domaine de l’imagerie satellite.
Selon Eric Schmidt, Airbus et Google ont tout à gagner à travailler ensemble. Il donne en exemple une collaborat­ion récente entre les deux groupes dans le domaine de l’imagerie satellite.

Newspapers in French

Newspapers from France