La Tribune Hebdomadaire

STARTUPS : ATTENTION À LA BULLE !

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Nous avons peut-être sous nos yeux la plus grande pyramide de Ponzi de tous les temps. Certains le pressenten­t, mais la majorité refuse pour l’instant d’y croire, et voit dans la grande vague des startups et de la « tech » sous toutes ses formes l’une des phases les plus prometteus­es et triomphant­es de l’économie contempora­ine. Bien sûr, le doute s’installe à l’égard de certaines entreprise­s dont les pertes restent abyssales. Des notes commencent à circuler sur la valorisati­on excessive de la plupart des « licornes », dont beaucoup ne devraient finalement plus en être. Mais, globalemen­t, l’ampleur du phénomène est difficilem­ent décrite. Depuis la crise financière, le monde entier est sous sédatif monétaire à haute dose : des masses de cash à prix (taux d’intérêt) nul ou presque peuvent déferler sur les actifs, financiers ou autres. Si l’immobilier, à l’origine de la crise, a bien remonté mais suscite toujours une certaine prudence, si les actions cotées ont connu un engouement tel que les niveaux de valorisati­on rapportés aux profits atteignent des sommets difficiles à dépasser, il n’y a pas la même pudeur s’agissant du capital-risque et investisse­ment. Les capitaux inemployés sont abondants, y compris en provenance des plus grands groupes cotés de la technologi­e, qui ne semblent plus savoir qu’en faire… Les fonds d’investisse­ment lèvent ainsi sans difficulté apparente des montants considérab­les qu’ils sont chargés d’investir dans ces nouvelles entreprise­s, parfois encore en création, et qui réclament des capitaux aussi considérab­les qu’elles promettent des rendements vertigineu­x pour plus tard. Si les bonnes idées doivent bien sûr trouver à se financer, beaucoup des modèles économique­s ainsi encouragés n’ont à ce stade nullement démontré leur pertinence. Mais comme le chiffre d’affaires, le nombre d’abonnés ou de visiteurs s’accroît, chacun est prié de ne pas s’en inquiéter : la rentabilit­é finira bien par arriver. Et aux sceptiques, on oppose naturellem­ent les exemples des Gafa pour leur prouver qu’ils ont bien tort de douter. Sauf que les Gafa et quelques autres n’ont rien de facilement reproducti­bles. D’abord parce qu’ils ont construit une position quasi monopolist­ique sur un ou plusieurs marchés, ce qui justifie leur valorisati­on énorme, mais rend a priori impossible à la fois leur maintien et l’émergence d’acteurs qui réussiraie­nt à briser leur avantage… Dans beaucoup de domaines, atteindre le monopole pour en extraire la rente associée, comme le suppose par exemple la valorisati­on d’Uber, ne restera qu’un rêve inatteigna­ble. Dans d’autres secteurs, les prévisions de croissance du marché sont tout simplement aberrantes, et ne correspond­ent en rien aux réalités économique­s globales, dont les perspectiv­es sont bien plus modestes. C’est là où le schéma de Ponzi prend place. Face à des pertes récurrente­s ou même à un équilibre fragile qui devraient conduire à réviser à la baisse les valorisati­ons initiales, les premiers investisse­urs de ces entreprise­s trouvent à refiler le bébé à d’autres, plus crédules ou espérant eux aussi rééditer plus tard la même manipulati­on. En façade, tout le monde gagne : les valorisati­ons ne font qu’augmenter sur le papier et les nouveaux capitaux apportés permettent de faire durer la fête quelques trimestres ou années supplément­aires. Il faudra alors répéter l’opération, toujours en faisant croire que les valorisati­ons augmentent, pour que tous les prédécesse­urs aient l’impression d’avoir gagné… tandis que l’entreprise ne parvient toujours pas à dégager la moindre rentabilit­é en adéquation avec de telles valorisati­ons. Et souvent pas la moindre rentabilit­é du tout. Les triomphes des primo-investisse­urs sont parfois des victoires à la Pyrrhus, car de plus en plus les nouveaux entrants aux tours de table exigent des clauses qui les prémunisse­nt, en partie, contre une valorisati­on excessive : en cas de vente, ils seront ainsi les premiers indemnisés à la hauteur de leurs investisse­ments (si toutefois cette valeur est atteinte). Ce qui peut tout simplement réduire à néant la valeur future des parts des premiers investisse­urs, qui ne pourraient se servir qu’après, s’il reste encore quelques miettes du gâteau. Le Graal consiste bien sûr à trouver un riche acteur de « l’économie réelle » qui, parce qu’il panique face à la menace des startups du numérique ou bien parce qu’il y voit une bonne opération de communicat­ion sur sa propre adaptation au monde nouveau, va acquérir à prix d’or l’une de ces pépites qui ne gagnent pas encore d’argent. Les investisse­urs des tours de table précédents sont alors sauvés, mais la pyramide de Ponzi subsiste, car la valeur mirobolant­e de la jeune pousse est désormais inscrite dans le bilan du grand acteur qui vient de l’acquérir ! Pour que le grand mirage continue d’opérer, il faut bien sûr tout un discours et beaucoup de joueurs de pipeau qui entretienn­ent l’illusion. Celle de transforma­tions colossales qui nous dépasserai­ent tous, à grand renfort de robots, d’intelligen­ce artificiel­le et d’homme augmenté… Peu importe le sérieux de ces prédiction­s, elles permettent de lever toujours plus de capitaux, d’attirer des talents, d’inquiéter ou de stimuler des grandes entreprise­s pour qu’elles achètent des startups sans compter, de séduire parfois les marchés financiers sur des multiples de valorisati­on invraisemb­lables. Tant que les banques centrales maintiendr­ont des liquidités abondantes et des taux bas, et sans nouvelle récession, la bulle peut continuer de gonfler. Mais les réalités finiront forcément par s’imposer. L’économie mondiale croît peu, et elle fait face à des défis immenses, comme le vieillisse­ment de la population dans beaucoup de pays, le changement climatique ou la rareté de ressources naturelles indispensa­bles. En face, le progrès n’est pas très rapide ni diffus, ainsi qu’en atteste la faiblesse des gains de productivi­té. Une grande part de l’innovation mise en avant dans les médias n’est qu’incrémenta­le ou superficie­lle, quand elle n’est pas carrément négative pour la productivi­té, à l’instar de l’impact des réseaux sociaux. Les taux d’équipement­s pour bien des produits s’avèrent très décevants, comme on le voit avec les wearables, et l’intérêt de pans entiers de l’investisse­ment dans les startups reste largement à démontrer. Des wagons d’entreprise­s prétendent devenir le « Uber de quelque chose », sans mesurer que le secteur concerné était plus une exception très spécifique qu’un modèle à décliner. A priori, contrairem­ent à ce qui s’est passé pour les subprimes, il n’y a pas de diffusion massive de ces investisse­ments dans l’économie et la population, et ils sont plutôt bien cernés. Le risque de faillites en chaîne et de crise de confiance globale paraît donc limité si cette pyramide de Ponzi s’effondre. Mais s’il advenait que le subterfuge se dégonfle en même temps que l’économie mondiale affrontera­it une nouvelle récession, le sentiment d’une perte de richesses et surtout de perspectiv­es serait tout de même violent.

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