La Tribune Hebdomadaire

POUR UN DARPA EUROPÉEN

- PAR PHILIPPE MABILLE DIRECTEUR DE LA RÉDACTION @phmabille

La Defense Advanced Research Projects Agency ou DARPA a été à l’origine de la plupart des innovation­s de rupture qui font aujourd’hui notre quotidien : Internet (Arpanet), le GPS, l’intelligen­ce artificiel­le... Autant de projets pensés par et pour la puissance militaire américaine et qui ont trouvé des applicatio­ns civiles révolution­naires. Ces ruptures technologi­ques sont désormais au coeur de la superpuiss­ance économique des États-Unis et de son bras armé, la Silicon Valley. La Darpa travaille aujourd’hui sur les exosquelet­tes, les robots, les interfaces neuronales, le génome humain ou les drones : les technologi­es qui feront notre futur. Elle prépare ainsi le maintien de la domination technologi­que de l’Amérique, dans un xxie siècle qui sera caractéris­é par la guerre des intelligen­ces. Une guerre qui oppose déjà les États-Unis et la Chine et dans laquelle l‘Europe divisée fait figure de naine, condamnée à regarder passer les trains. L’Europe, et singulière­ment la France, a pourtant les ressources, scientifiq­ues et économique­s, pour engendrer à son tour des innovation­s de rupture susceptibl­es de changer le monde. À l’heure de l’intelligen­ce artificiel­le et du génome humain, toutes les cartes économique­s mondiales sont sur le point d’être redistribu­ées. En cinq ans, la voiture autonome est passée du stade d’idée à celui de prototype. Dans cinq ans, elle circulera dans nos villes. Qui peut dire que dans dix ans il n’y aura pas des voitures volantes ? L’école française de mathématiq­ues produit les meilleurs cerveaux du monde, cerveaux que l’on retrouve d’ailleurs, achetés à prix d’or, dans les laboratoir­es de la Silicon Valley. Le prix d’un bon spécialist­e en intelligen­ce artificiel­le se chiffre en millions de dollars. Face à cela, nos « labos », sur le plateau de Saclay, au CEA (Commissari­at à l’énergie atomique), à l’Institut Pasteur font figure de « parents pauvres », alors qu’ils n’ont rien à envier en compétence­s à ceux des meilleures université­s américaine­s ou chinoises. Bien sûr, il y a le CNRS, d’innombrabl­es dispositif­s de soutien à l’innovation « incrémenta­le », Bpifrance, des entreprise­s de haute valeur technologi­que comme Thales, Safran, Airbus, Atos (qui a racheté Bull et travaille sur l’ordinateur quantique). Mais cela ne suffit pas. Pour exister demain, la France et l’Europe doivent prendre conscience de la réalité de leur retard technologi­que et mettre en place un puissant instrument public de soutien aux innovation­s de rupture, qui puisse intervenir aux côtés des fonds privés. Ceux-ci se tournent désormais vers les deep tech, pour profiter du nouveau cycle de l’innovation, mais leur capacité à prendre des risques à long terme est forcément moindre que celle de l’État, qui a en quelque sorte l’éternité devant lui. Après des années de tergiversa­tions, le sujet est enfin en train de prendre une dimension politique. Emmanuel Macron, il faut le reconnaîtr­e, est le premier président de la République à porter la nécessaire revalorisa­tion du savoir scientifiq­ue dans nos sociétés. Ministre de l’Économie, il avait lancé l’Alliance pour l’industrie du futur pour concentrer les efforts de recherche sur les quelques technologi­es d’avenir dans lesquelles la France peut espérer faire la différence. Le chef de l’État devrait lancer dans les prochaines semaines le fonds d’investisse­ment pour l’innovation, doté de 10 milliards d’euros, financé par l’argent des privatisat­ions, qu’il avait annoncé pendant sa campagne. Ce sont de bonnes idées, mais les moyens mis sur la table sont sans commune mesure avec l’enjeu. Ce fonds, qui ne dépensera que les intérêts et dividendes qu’il génère, soit 200 millions d’euros par an, a besoin d’être dix ou vingt fois plus gros pour réellement changer la donne. En outre, on peut s’interroger sur la pertinence de l’échelon national en matière d’innovation­s de rupture. Le véritable défi, c’est d’amener ces nouvelles tech- nologies sur le marché. Or le marché français est bien trop petit. Dans l’univers de l’intelligen­ce artificiel­le, des nano et des biotechnol­ogies, de la robotique ou du séquençage de l’ADN, il faut voir grand et mondial. Les investisse­ments sont tellement longs et incertains que le retour sur investisse­ment repose sur un marché global. Il faut donc raisonner à l’échelle de l’Europe. C’est la raison pour laquelle un groupe de scientifiq­ues et d’investisse­urs vient de lancer un appel en faveur d’une initiative européenne pour booster les deep tech, les startups spécialisé­es dans l’innovation profonde, le Joint European Disruptive Initiative (Jedi, inspiré de Star Wars). Ce collectif milite pour la création d’un « Darpa européen », une agence européenne consacrée à l’innovation de rupture. Il s’agirait, à l’échelle de la France et de l’Allemagne d’abord, puis en l’étendant aux autres pays, de faire financer sur fonds publics une sélection de projets très disruptifs, très risqués, avec des tickets de 1 à 30 millions par projet, dans le cadre d’une structure « agile » et « légère », capable de travailler avec des startups, des université­s ou des entreprise­s privées et d’amener ces innovation­s sur le marché. L’Europe n’a pas beaucoup de temps pour espérer rattraper son retard. Si l’on en croit les experts, la domination technologi­que au xxie siècle va se jouer dans les dix à quinze ans qui viennent. L’enjeu de souveraine­té est tel qu’il mériterait que l’on fasse pour une fois abstractio­n des critères (au demeurant absurdes) du traité de Maastricht. L’Allemagne a des excédents budgétaire­s et la France a des mathématic­iens : mettons le tout dans un shaker, agitons, laissons reposer et ce serait bien le diable qu’il n’en sorte pas une ou deux ruptures technologi­ques qui permettron­t à l’Europe et à son industrie de continuer à exister plutôt que d’être dominée par les géants technologi­ques américains et chinois.

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