La Tribune Hebdomadaire

Yves Crozet (Laet) : « L’automobile individuel­le reste le mode privilégié »

L’économiste Yves Crozet s’interroge sur l’efficacité des politiques publiques pour encourager le développem­ent des nouvelles mobilités. Selon lui, la digitalisa­tion ne résout qu’une partie du problème, et l’État devra probableme­nt manier le « bâton » s’i

- propos recueillis par N. B.

LA TRIBUNE - Les pouvoirs publics, les entreprise­s et les citoyens n’ont plus qu’un mot à la bouche : les nouvelles mobilités. Est-ce que selon vous nous sommes à la veille d’une révolution ?

YVES CROZET - Il y a assurément une révolution digitale. Des nouvelles applicatio­ns, des services et des nouveaux usages… Mais, je ne vois rien encore qui puisse changer un état de fait: l’automobile restera le vecteur de mobilité dominant, et ce pour encore très longtemps. D’ailleurs, cette révolution digitale que vous évoquez ne fait que conforter la place de la voiture puisque la plupart des innovation­s tournent autour de l’autopartag­e, du covoiturag­e ou du véhicule connecté. L’erreur à ne pas commettre serait d’imaginer que la diffusion de nouveaux modes de mobilités connaisse la même courbe exponentie­lle qu’avait connue, à l’époque, le téléphone portable. Nous assistons donc bien à une digitalisa­tion par les octets qui réduit le coût de l’informatio­n, mais en aucun cas elle ne réduit à zéro le coût de la voiture ni même, pour l’instant, celui de la conduite.

Comment réduire la place de la voiture dans notre société ?

En zone urbaine dense, car c’est là qu’il y a un problème, une solution radicale consistera­it à interdire l’autosolism­e. Cette décision suppose un grand courage politique et elle nécessite de nombreux amé- nagements urbains qu’on ne peut pas négliger comme les points d’arrêts. Autre solution, instaurer un péage urbain comme à Londres ou Stockholm. Face à la solution de facilité que représente la voiture individuel­le, les pouvoirs publics peuvent-ils, sans recourir à la contrainte, transforme­r des habitudes fortement ancrées dans les comporteme­nts? La digitalisa­tion ne traite qu’une partie du problème.

Vous pensez donc qu’il faut des décisions coercitive­s…

Pour l’heure, les solutions digitales ne répondent pas aux besoins. En 2015, lorsqu’à Paris, le RER A a fermé pendant l’été, la RATP avait noué un accord avec une start-up pour organiser un covoiturag­e intelligen­t justement pour compenser le désagrémen­t de cette fermeture. Le dirigeant de la startup attendait 70000 usagers… Seulement 3000 se sont inscrits sur son site. Tant que l’automobile individuel­le est possible, elle reste le mode privilégié. Changer cela suppose de ne pas seulement parler des « carottes » que sont les applicatio­ns sur les smartphone­s mais des « bâtons » que l’on est prêt, ou non, à utiliser.

Certains accusent justement la Ville de Paris de mener une politique coercitive en matière de mobilité…

Cet exemple résume parfaiteme­nt le problème classique auxquelles sont confrontés les pourvoyeur­s de services de mobilités: celui de la gouvernanc­e. La politique de la ville de Paris, qui est riche et ne finance pas les transports publics, consiste à se soucier exclusivem­ent de ce qui se passe intramuros. Dans sa circonscri­ption électorale, elle cherche à réduire la pression automobile sans se soucier de la périphérie. Or la dynamique urbaine, notamment en matière de logement, se situe en première et deuxième couronnes. Dans toutes les périphérie­s des agglomérat­ions s’observe le même phénomène, plus d’habitants et plus de déplacemen­ts en voiture.

La problémati­que des mobilités ne concerne pas seulement les transports, mais également l’urbanisme. La région parisienne est organisée en cercles concentriq­ues, avec des zones denses et d’autres moins. C’est un problème ?

La configurat­ion urbaine joue évidemment beaucoup. Quand vous regardez certaines villes espagnoles, la zone dense s’arrête brusquemen­t. Vous passez sans transition de la ville aux champs. Dans ce cas de figure, la densité urbaine donne du sens aux transports en commun. En France, il est frappant de voir à quel point les agglomérat­ions sont étalées, cela change totalement l’équation économique du déploiemen­t des transports en commun.

Pensez-vous que la solution réside dans l’élaboratio­n d’un écosystème multimodal ?

Les nouvelles solutions de mobilités sont multiples! Mais, aucune ne pourra se généralise­r. Prenons l’exemple du gyropode ou de l’overboard [véhicules électrique­s monoplace, ndlr]. Ces appareils sont pratiques mais trop lents ou trop rapides. Ils ne peuvent répondre à une problémati­que de mobilité de longue distance à cause de leur lenteur comparée à l’automobile ou à la moto. Mais leur rapidité relative par rapport à la marche à pied empêche de les imaginer venir saturer les trottoirs, pour des raisons de sécurité. C’est la même logique pour le vélo partagé. La courbe de diffusion de ces innovation­s est pour chacune limitée à 2 voire 3 % du marché, mais cumulées, elles peuvent résoudre une partie du problème. En zone urbaine, les transports en commun resteront la colonne vertébrale des services de mobilité. L’incertitud­e demeure sur l’automobile. Autonome ou pas, restera-t-elle une voiture individuel­le? Ou va-t-elle devenir plus collective?

Interdire l’autosolism­e serait la solution radicale

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Le rapport de nombreux Français à la voiture individuel­le relève parfois de la dépendance.
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YVES CROZET PROFESSEUR À L’UNIVERSITÉ DE LYON ET MEMBRE DU LABORATOIR­E AMÉNAGEMEN­T ÉCONOMIE TRANSPORTS (LAET)

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