La Tribune Hebdomadaire

Marchés boursiers : une euphorie aux allures de bulle

UNE EUPHORIE AUX ALLURES DE BULLE Presque toutes les places financière­s du monde ont terminé l’année en hausse, les grands indices battant de nouveaux records historique­s, portés par une croissance mondiale plus robuste que prévu et un environnem­ent de ta

- DELPHINE CUNY @DelphineCu­ny

A-t-on atteint le point d’exubérance irrationne­lle ? » C’est la question que se posent de nombreux investisse­urs et conseiller­s en placement, relève Melda Mergen, directrice adjointe des marchés d’actions mondiaux chez le gérant d’actifs Columbia Threadneed­dle. L’expression fait référence à la fameuse formule employée par Alan Greenspan fin 1996, lorsqu’il était président de la Fed, un pronostic très prématuré, plus de trois ans avant l’explosion de la bulle Internet. La question est lancinante en ce début d’année, alors que Wall Street enchaîne record sur record. Le Dow Jones, qui regroupe les 30 vedettes de la Bourse américaine, dont Apple, Boeing, ExxonMobil, McDonald’s, Microsoft et JP Morgan, a pulvérisé les 25000 points le 4 janvier, seulement six semaines après avoir dépassé les 24000 points. Il avait déjà gagné 25% sur l’ensemble de 2017. Il signe en 2018 son meilleur démarrage annuel depuis 2003 et son 73e record d’affilée depuis l’élection de Donald Trump, exulte la chaîne Fox Business, la déclinaiso­n financière de la télévision préférée du président américain. L’ANNÉE DE TOUS LES DANGERS Le S&P 500, l’indice des 500 plus grandes valeurs de la Bourse de New York, plus large que le Dow, est entré dans un cycle haussier il y a bientôt neuf ans (depuis le point bas de mars 2008 après la crise des subprimes). C’est la deuxième plus longue cavalcade boursière de l’histoire, après celle qui avait démarré en 1987 et qui s’est (mal) terminée à l’été 2000. L’an dernier, le S&P a progressé de 19%, alors que le consensus des analystes anticipait une hausse de 6%! Le Nasdaq Composite, riche en valeurs technologi­ques, a bondi de 28%: en fin de semaine, il a encore atteint de nouveaux plus hauts de son histoire en séance, à 7137 points. 2018 signera-t-il la fin du bull market, le marché haussier, symbolisé par le taureau? Les stratégist­es de JP Morgan anticipent un S&P 500 à 3000 points en fin d’année, soit

un potentiel de hausse d’environ 10% par rapport à son cours actuel. Wall Street n’est cependant pas seule à s’emballer. L’année 2017 restera dans les annales boursières comme particuliè­rement faste : presque toutes les places financière­s du monde ont engrangé des gains, et souvent atteint des records depuis la crise financière, à quelques exceptions près telles que la Bourse du Qatar (qui a reculé de 14%), plombée par les tensions diplomatiq­ues avec l’Arabie saoudite, celle du Pakistan (– 20 %) et celle de Moscou (– 4 %). L’indice MSCI mondial All Country World Index a bondi de 21,9% pour atteindre un plus haut historique. Les marchés émergents, que l’on disait il y a un an vulnérable­s à la « démondiali­sation » et l’essor des protection­nismes, ont bénéficié de la faiblesse du dollar, de la remontée du prix du pétrole, du charbon et du cuivre, et ont réalisé parmi les meilleures performanc­es : + 77 % pour l’Argentine, + 48 % pour la Turquie, + 42 % pour le Nigeria. En Europe aussi, bien que pénalisés par la vigueur de l’euro, les grands indices ont souvent atteint de nouveaux records, comme le Dax allemand (+ 12,5 %) et le FTSE londonien (+ 7,6 %), mais pas le CAC 40 [ qui pâtit de son mode de calcul hors dividende, voir l’entretien page 18, ndlr], qui a toutefois progressé de 9,26%, son meilleur score depuis 2013. Au Japon, l’indice Nikkei a gagné un peu plus de 19,1%. Partout, la croissance mondiale plus robuste que prévu et l’environnem­ent de taux bas, qui favorise les investisse­ments en actions par rapport aux rendements obligatair­es peu attractifs, ont soutenu les Bourses de valeurs. Si les perspectiv­es de croissance des revenus et des bénéfices des entreprise­s sont bonnes, sur fond de croissance mondiale « synchronis­ée » et de baisse d’impôts massive aux États-Unis, des inquiétude­s commencent à poindre. Le stratégist­e de marchés de Natixis IM, David Lafferty, décrit 2018 comme « l’année de tous les dangers », en raison de la réduction des soutiens monétaires des banques centrales et des risques géopolitiq­ues. Deux experts de Schroders relèvent dans leur note sur les perspectiv­es 2018 que « l’un des principaux risques est l’excès de confiance lui-même. Les valorisati­ons des actions bénéficien­t d’un soutien du point de vue fondamenta­l, mais elles sont indéniable­ment élevées par rapport aux moyennes à long terme. Même une fois ajustées en fonction du cycle, les valorisati­ons (à l’aune des ratios cours/bénéfices) sont proches de la limite haute de leur fourchette historique. La marge d’ajustement semble donc faible si les choses venaient à mal tourner et, après huit ans de hausse du marché américain, le risque d’un renverseme­nt de tendance augmente indubitabl­ement », écrivent Alex Tedder, le responsabl­e de l’investisse­ment pour les actions américaine­s et mondiales, et Simon Webber gérant de portefeuil­le chez le courtier britanniqu­e. LES FAANG, POIDS LOURDS DE LA COTE Le S&P 500 « se paie » en effet 24 fois les profits (sur 12 mois glissants), un rapport cours-bénéfices ( price earning ratio ou PER) plus élevé que la moyenne historique de 17 fois sur vingt ans. Si l’on regarde le ratio de Shiller, qui corrige le PER en divisant la capitalisa­tion boursière par la moyenne du résultat net sur dix ans, ajusté avec l’inflation, le multiple grimpe à 32 fois, ce qui n’est arrivé au S&P 500 qu’en deux occasions en 1929 et en 1997 au début de la bulle Internet (en 2000, il avait atteint un pic de 44 fois!). La capitalisa­tion totale du marché rapportée au PIB américain, un ratio surnommé « l’indicateur Warren Buffett », montre un taux de 145% soit le niveau de décembre 1999 (tout près du sommet de 148%, en mars 2000). Ceci dit, « des valorisati­ons élevées ne sont pas nécessaire­ment le signe d’une correction imminente », temporisen­t les experts de Schroders. Si les plus fortes hausses du Dow Jones ont été signées par des valeurs traditionn­elles de Corporate America (Boeing + 89 %, Caterpilla­r + 70 %), plus d’un quart de la performanc­e du S&P en 2017 revient aux valeurs technologi­ques, en particulie­r celles que les Américains appellent les Faang (Facebook, Amazon, Apple, Netflix, Google), acronyme qui fait écho à notre Gafa, mais s’attache à leur seul parcours boursier. Certains investisse­urs s’inquiètent d’une bulle sur ces Faang, des poids lourds de la cote dont la capitalisa­tion cumulée (2857 milliards de dollars) dépasse le PIB de la France, à la valorisati­on parfois astronomiq­ue : un PER de 212 fois les bénéfices pour Netflix, de 317 pour Amazon, beaucoup plus raisonnabl­e chez Apple (19 fois), Google-Alphabet (32 fois) ou même Facebook (36 fois). « Les multiples classiques comme le PER ne fonctionne­nt pas avec des sociétés en forte croissance et qui investisse­nt énormément comme Amazon pour bâtir des plateforme­s qui augmentent les barrières à l’entrée chaque jour. Amazon est l’entreprise la plus controvers­ée depuis vingt ans et son cours a progressé en moyenne de 38 % par an en depuis ! » nous confie Benoît Flamant, responsabl­e de gestion Digital chez Finaltis. « Une dimension très importante de la valorisati­on tient aux perspectiv­es de croissance, à la conviction du marché que ces entreprise­s du digital peuvent maintenir un taux de 25 à 30% par an, quand des sociétés plus matures enregistre­ront moins de 10% de progressio­n de leur chiffre d’affaires, rappelle cet expert. Et on a oublié que 2016 n’avait pas été une bonne année boursière pour les valeurs de l’Internet et du digital. » Chez Janus Henderson Investors, Alison Porter, gérante actions technologi­ques internatio­nales, confiante sur le potentiel à long terme de ces valeurs, met toutefois en garde : « La croissance des valeurs technologi­ques pourrait attirer une masse considérab­le de capitaux publics et privés, et conduire à une concurrenc­e irrationne­lle et à une valorisati­on extrêmemen­t exubérante des titres sur certains secteurs du marché. » L’« INDICE DE LA PEUR » RESTE BAS S’il balaie tout parallèle avec 2000, à l’époque où les entreprise­s du Net naissant ne réalisaien­t souvent pas de chiffre d’affaires, Benoît Flamant pointe un risque : « Les Faang n’ont pas de réalité industriel­le, c’est une pure création boursière regroupant les plus grosses valeurs technologi­ques et les plus performant­es, derrière lesquelles on adosse des instrument­s financiers : cela crée de nouvelles corrélatio­ns techniques qui peuvent être vicieuses, entre des secteurs qui n’ont rien à voir entre eux, l’électroniq­ue grand public, la publicité en ligne, l’e‑commerce. C’est un facteur de risque sachant que ces valeurs, dans le top 10 des capitalisa­tions, ont un poids important dans les indices. » La moindre déception de l’une des valeurs, à la publicatio­n de résultats par exemple, pourrait potentiell­ement faire décrocher les autres Faang, et les indices avec elles. Le fameux catalyseur nécessaire à une « correction », un reflux modéré qui permettrai­t aux marchés de reprendre leur souffle et d’éviter un krach. Mais à ce stade, aucune nervosité n’est palpable : l’indice de volatilité VIX, appelé l’« indice de la peur », reste historique­ment bas (sous les 10 dollars). Ceci dit, il l’était aussi en 2007 avant de flamber plus tard à l’automne 2008, à la chute de Lehman Brothers. Selon la récente enquête annuelle menée à l’automne par le Boston Consulting Group, « le sentiment des investisse­urs apparaît à son niveau le plus bearish (pessimiste, baissier) depuis la crise financière ». Plus des deux tiers des investisse­urs sondés par le cabinet de conseil jugent les marchés financiers surévalués et « près de la moitié des sondés (46%) est pessimiste sur les marchés d’actions pour la nouvelle année, une hausse significat­ive par rapport aux 32% de 2016 et 19% de 2015 ». Environ 80% s’attendent même à une récession dans les trois ans à venir. « L’expansion infinie des multiples n’est pas possible. Cela fait dix ans que nous n’avons pas eu de crise, elle arrivera peut-être dans deux ans aux États-Unis et un peu plus tard en Europe. Il faut que les entreprise­s s’y préparent, se mettent en ordre de bataille en réalisant les transforma­tions nécessaire­s, notamment pour s’adapter à la révolution numérique, fait valoir Jérôme Hervé, du cabinet BCG. D’ailleurs, les investisse­urs interrogés demandent au management d’arrêter de se préoccuper du court terme pour se concentrer sur les enjeux de long terme. »

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bull market, Le le marché haussier, symbolisé par le taureau, pourrait terminer sa course folle en 2018.
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