La Tribune Hebdomadaire

Vision. « ICO » : faillite programmée nouvel âge du capitalism­e ? par Alexandre Avrillon

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En 1716, l’économiste écossais John Law introduisi­t en France le système de papier-monnaie pour remettre à flot les finances du royaume après le règne éprouvant de Louis XIV. Les critiques furent alors vives contre ce papier qui se substituai­t à la traditionn­elle monnaie métallique. Une faillite retentissa­nte plus tard, le « système de Law » disparut dans la panique générale, mais l’utilisatio­n du papier-monnaie demeure. Trois siècles ont passé et nous assistons depuis le début de l’année dernière au développem­ent spectacula­ire des Initial Coin Offering (ICO), ces levées de fonds d’un genre nouveau où l’investisse­ur reçoit des tokens dématérial­isés en contrepart­ie des fonds qui ont préalablem­ent été versés sous la forme de cryptomonn­aies (dont le désormais incontourn­able bitcoin). Eux-mêmes sorte de monnaie privée à l’image des miles des compagnies aériennes ou des jetons permettant d’accéder aux attraction­s lors des fêtes foraines, les tokens n’ont pas de définition précise: certains permettent, par exemple, à leurs détenteurs d’accéder à de l’espace de stockage en ligne (comme le projet Filecoin), d’autres de régler des prestation­s sur une plateforme de location d’appartemen­ts, mais aucune règle n’existe en la matière. Demain, on pourrait parfaiteme­nt imaginer qu’une plateforme de transport comme Uber choisisse de collecter des fonds par le biais d’une ICO où les tokens remis aux investisse­urs permettron­t alors à ces derniers de régler leurs déplacemen­ts. Certains promettent aux ICO (et plus généraleme­nt à l’univers des cryptomonn­aies) un sort comparable à celui du système de Law, d’autres y voient l’aube d’un nouvel âge du capitalism­e. Quelque part entre le troc et le private equity [capital-investisse­ment, ndlr], les ICO résistent à l’analyse, mais connaissen­t un succès croissant: plus de 1 milliard de dollars ont été levés par ce biais au cours des mois d’août et septembre 2017, et le nombre d’ICO en prépara- tion est en constante hausse. Comme « on se précipitai­t pour changer terres et maisons en papier » (Saint-Simon) en 1716, on se précipite aujourd’hui dans le sillage de la fièvre autour du bitcoin, pour acquérir ces tokens émis grâce aux nouvelles technologi­es liées aux cryptomonn­aies (186 millions de dollars ont été levés en une heure lors du lancement de l’ICO de Filecoin, le 10 août dernier). Les ICO soulèvent de nombreuses questions car elles correspond­ent à un mécanisme d’investisse­ment inhabituel et contre-intuitif. Tout investisse­ur cherche habituelle­ment à connaître, au moment de sa mise de fonds, les titres, biens, services, intérêts ou garanties qu’il reçoit en contrepart­ie de son investisse­ment. Dans le cadre d’une ICO, ce n’est plus forcément le cas. Si les conditions de réalisatio­n de l’ICO sont – la plupart du temps – définies dans un white paper (livre blanc), qui fournit certaines caractéris­tiques des tokens reçus en échange de l’investisse­ment, aucune garantie sur la valeur réelle (d’échange ou d’usage) de ces tokens n’est connue au moment de leur émission. D’ailleurs, dans la plupart des ICO menées jusqu’à ce jour, il semblerait que les tokens ne soient porteurs d’aucun droit défini à leur « naissance », ce qui en fait, à ce moment de leur vie, de purs objets spéculatif­s. Difficile, dans ces conditions, de séparer le bon grain de l’ivraie et le financemen­t novateur du schéma de Ponzi. L’essor des ICO pourrait ainsi refléter une certaine prise de distance avec la notion de propriété privée. La possession d’une contrepart­ie tangible en échange d’un investisse­ment (classiquem­ent, une action ou une obligation) devient moins importante que l’espérance de fourniture d’un service. Demain, peut-être préférera-t-on « détenir » un crédit de 10 ou 20 courses Uber plutôt qu’une part infinitési­male du capital de cette société donnant droit à d’hypothétiq­ues dividendes, le tout en échange d’une même mise de fonds. Cette révolution copernicie­nne empêchera sans doute la mise en place d’une réglementa­tion trop stricte, puisque l’incertitud­e de l’investisse­ur est le terreau sur lequel prospèrent les ICO et que la norme vise par essence à réduire cette incertitud­e. Il semble donc exister une contradict­ion naturelle entre l’ICO et le concept de norme, et ce d’autant plus que l’univers des cryptomonn­aies s’est justement construit autour d’un modèle dit « distribué » rejetant la notion d’autorité de contrôle. Par ailleurs, une compétitio­n semble déjà s’installer entre les différente­s juridictio­ns pour attirer ces opérations, certains régulateur­s n’hésitant pas à indiquer qu’ils souhaitaie­nt mettre en place des règles favorables aux ICO (comme à Gibraltar, par exemple). Dans une économie en voie de globalisat­ion avancée, toute réglementa­tion trop stricte risquerait de mettre hors-jeu le législateu­r ou l’autorité administra­tive qui prendrait son rôle trop à coeur. L’AMF elle-même semble envisager un encadremen­t en douceur des ICO qui reposerait sur de simples « bonnes pratiques », ce qui est particuliè­rement novateur au regard de la complexité de son Règlement général et des enjeux financiers que représente­nt d’ores et déjà les ICO. À rebours, passée la ruée initiale, l’absence totale de réglementa­tion risque de décourager la grande majorité des investisse­urs, qui seront sans doute plus frileux que les pionniers de 2017: même le Far West s’est un jour assagi pour favoriser l’afflux de capitaux. Alors, que faire pour concilier les intérêts en présence? L’équilibre pourrait être trouvé en assumant un cadre réglementa­ire minimal, mais aux contours strictemen­t définis. Ce cadre pourrait être construit autour de l’obligation pour l’émetteur de fournir, avant le lancement de l’ICO, un certain nombre d’informatio­ns essentiell­es au marché, comme l’identité des bénéficiai­res économique­s finaux de l’opération. Après tout, celui qui lance une ICO devrait au moins pouvoir justifier de son identité, ainsi que la raison pour laquelle il sollicite le concours de tiers pour financer son activité, en s’affranchis­sant des méthodes de financemen­t classiques. De cette manière, à défaut d’une quelconque certitude sur la valeur effective des tokens reçus, l’investisse­ur saura au moins à qui il remet ses fonds. Ce cadre établi, il serait nécessaire d’aménager un régime de responsabi­lité sanctionna­nt strictemen­t toute pratique contrevena­nt à ces règles: responsabi­lité civile appliquée aux promoteurs des ICO, mais aussi, pourquoi pas, responsabi­lité pénale, puisque l’appel au public pour lever des fonds implique une protection qui va au-delà de la simple préservati­on d’intérêts particulie­rs. C’est à ce prix qu’un niveau de confiance minimal entre investisse­urs et émetteurs pourra être trouvé et que les possesseur­s de tokens ne subiront pas un jour le sort des épargnants du système de Law.

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