Le mot « Ignorance » par Luc de Brabandere
Luc de Brabandere, philosophe d’entreprise et « fellow » du Boston Consulting Group, décrypte un mot courant du langage de la modernité et le questionne dans la sémantique de l’entreprise.
Le knowledge management est une nécessité pour l’entreprise et pour ceux qui y travaillent. Comment organiser son savoir ? Comment savoir ce que les autres savent ? Comment structurer les connaissances quand on n’en connaît pas les structures ? La réflexion abondante est actuelle et bienvenue car le problème est de taille. Même savoir ce que l’on sait n’est pas simple. Savez-vous tout ce que vous savez ? Pas si sûr… Et puis, ce que vous savez, avec quel degré d’exactitude et de précision le savezvous ? Si on vous demande quelle est la longueur de l’Amazone, la date de naissance de Beethoven, le nombre de pays membres de l’ONU, la part de marché de San Pellegrino ou le poids d’un Airbus A380 à vide, vous avez évidemment une idée de la réponse. Mais à combien estimez-vous votre propre marge d’erreur, quelle est d’après vous la fiabilité de votre propre savoir ? Allons même au bout des recommandations des knowledge
managers, imaginons que nous maîtrisions un jour tout notre savoir, serions-nous tellement mieux équipés pour l’avenir ? À voir. Les maîtres du connu se retrouveraient simplement plus proches de l’inconnu, c’est-à-dire du savoir ignoré. Et il nous faut donc aussi parler d’ « Ignorance management ». Les philosophes y pensent depuis longtemps. Nicolas de Cues publia déjà en 1440 De la docte Ignorance. Et peut-être même qu’Aristote qualifierait aujourd’hui l’homme, non plus d’ « animal qui désire le savoir » mais d’ « animal qui doit gérer ce qu’il ne peut savoir » . Il faut, bien sûr, distinguer plusieurs types d’ignorance. Quand un conducteur de train « ignore » un feu rouge par distraction ou par fatigue, cette situation de non-savoir peut avoir de graves conséquences. Parfois même, ce refus de savoir est délibéré. Quand un alpiniste ignore les consignes de prudence et entame l’ascension du mont Blanc dans de mauvaises conditions météo, il nie les faits et l’expérience des autres. Son ignorance volontaire confine alors à la stupidité. Le refus conscient d’accepter les règles, les lois ou les contraintes est une ignorance de la réalité. Elle rejoint alors l’obstination bornée, la bêtise ou l’égocentrisme total. On peut ignorer les chiffres, le regard des autres ou la misère du monde. Mais il s’agit alors plus d’un refus de voir que d’un refus de savoir. L’ignorance peut heureusement s’entendre dans un sens moins négatif. Elle caractérise alors une situation de manque. Des informations sont absentes, des situations ne sont pas décrites. Mais savoir quoi n’implique pas nécessairement savoir pourquoi. Ce qui peut également manquer, c’est la compréhension de ces informations, la possibilité de l es expliquer, de l es interpréter, pour éventuellement penser à l’avenir. Cette ignorance-là concerne l’expérience et la connaissance mais c’est une ignorance motivante, saine, parfois même joyeuse. Elle est un moteur qui nous permet d’avancer, mais elle possède une caractéristique intéressante : nous savons de manière assez précise ce que nous ignorons. La question est dans l’air, le périmètre de la recherche est défini, des hypothèses peuvent être formulées. Mais parfois la question n’est pas dans l’air ! Personne ne s’était jamais demandé si l’éruption d’un volcan islandais pourrait paralyser le trafic aérien pendant plusieurs semaines. On ne savait même pas qu’on ne savait pas que c’était possible. On ignorait notre ignorance. Enfin, il y a l’ignorance absolue. Ce qui n’est connu de personne, nulle part. Et de celle-là on ne peut par définition rien dire, si ce n’est qu’elle existe. Personne ne pourra jamais décrire en détail une région où l’homme n’est jamais allé. Quand la connaissance croît un peu, l’ignorance croît plus vite encore. Chaque question résolue par la science en amène plusieurs nouvelles. Si l’ignorance précède la connaissance, il est encore plus vrai qu’elle la suit !