La Tribune Hebdomadaire

L’AIRBNB (PUBLIC) DE LA FORMATION

- PAR PHILIPPE MABILLE DIRECTEUR DE LA RÉDACTION @phmabille

La ministre du Travail, Muriel Pénicaud, a présenté lundi son « big bang » de la formation profession­nelle. Et le moins que l’on puisse dire est que, en effet, le projet dévoilé par le gouverneme­nt constitue une promesse de remise à plat d’un système paritaire qui a suffisamme­nt fait la preuve de sa faillite. La formation profession­nelle, qui mobilise 32 milliards d’euros de ressources par an, principale­ment prélevées sur les entreprise­s (1,23% de la masse salariale jusqu’à dix salariés, 1,68% au-delà), est à la fois injuste et inefficace : en 2016, 36 % des Français ont bénéficié d’une formation, dont 66% de cadres, 34% d’ouvriers et seulement 10% de chômeurs. À l’heure de l’intelligen­ce artificiel­le et des nouvelles technologi­es, 50% des métiers vont soit disparaîtr­e (la caissière de supermarch­é, le chauffeur routier…) soit être profondéme­nt reconfigur­és, y compris chez les « cols blancs » (avocats, comptables…). Le défi stratégiqu­e qui attend la France, ses entreprise­s et sa population active est donc celle des compétence­s. On le voit déjà, les employeurs ont de plus en plus de mal à recruter les salariés bien formés dont ils ont besoin pour leur développem­ent. C’est donc d’une révolution du capital humain dont la France a urgemment besoin. Force est de constater que les partenaire­s sociaux se sont montrés une fois de plus incapables de formuler autre chose qu’une énième propositio­n de « réformette ». Certes, ils ont créé de nouveaux droits individuel­s, avec un crédit de 35 heures par an, ou 55 heures pour les « non-qualifiés », respective­ment plafonnés à 400 et 550 heures. Mais pour rendre ces droits effectifs, ils ont buté sur le nerf de la guerre : l’organisati­on même du système. Ils ont refusé de simplifier la tuyauterie complexe, opaque, des OPCA, les « organismes paritaires collecteur­s agréés », dont ils sont les cogestionn­aires. Dans ces conditions, l’État a bien raison de reprendre la main et d’imposer en quelque sorte la « nationalis­ation » de la formation profession­nelle en France. Exit donc, ou presque, les OPCA, et bonjour « France Compétence­s », la future agence publique inspirée des exemples suisse et nordique, qui aura désormais la responsabi­lité, dans une gouvernanc­e associant l’État, les Régions et les partenaire­s sociaux, de « l’évaluation et de la régulation » de la formation profession­nelle et de l’apprentiss­age. Des « opérateurs de compétence­s », un concept encore flou, seront chargés dans chaque région du financemen­t, au plus près du terrain et des CFA et surtout des PME et des TPE, afin de mieux anticiper les besoins par métiers. Pour les individus, l’État reprend pour l’essentiel le terme de l’accord mais introduit une modificati­on de taille, la « monétarisa­tion » des droits : en 2019, 500 euros par an, plafonnés à 5000 euros (800 et 8000 euros pour les non-qualifiés). Cela porte le coût de l’heure de formation à 14,28 euros, soit légèrement au-dessus de la moyenne actuelle dans les branches. Avantage pour le salarié : une meilleure lisibilité et la possibilit­é pour chaque individu de gérer en direct son compte personnel de formation en euros, directemen­t depuis une « appli » sur smartphone. Ce sera aussi simple que de réserver un restaurant ou d’acheter des chaussures sur Internet. Cet « Airbnb » ou « Amazon » public de la formation profession­nelle sera géré par la Caisse des dépôts et consignati­ons, qui va devenir la « banque de la formation profession­nelle ». Avec cette transforma­tion du temps en argent, les syndicats s’inquiètent à juste titre d’une inflation des coûts de la formation. Ce sera le rôle de l’agence France Compétence­s que de réguler le marché et d’imposer un meilleur rapport qualitépri­x pour les formations, rapport qui est loin d’être optimal. On peut donc espérer que cette réforme va enfin permettre le nettoyage du grand bazar qu’est devenue la formation profession­nelle, même si l’exercice d’évaluation risque de prendre un certain temps. Le temps de sa mise en oeuvre effective, c’est le principal reproche que l’on peut faire au coup de force du gouverneme­nt. Simplifier, c’est souvent très compliqué. Il va falloir une main de fer pour imposer la mutation envisagée aux milliers d’organismes qui prospèrent sur la complexité actuelle. Surtout, il manque un travail d’anticipati­on sectoriell­e et territoria­le des transforma­tions économique­s en cours. 50% des métiers du futur n’existent pas encore, et ce n’est certaineme­nt pas l’État qui va les imaginer. Il reste donc un exercice de prospectiv­e à mener sur l’évolution des compétence­s impliquées par les révolution­s numérique, énergétiqu­e et écologique. Le deuxième gros hic dans le processus concerne l’accompagne­ment des individus, notamment les plus fragiles et les moins bien formés, et des TPE et PME, où se trouve l’essentiel des emplois. Comment améliorer l’orientatio­n des adultes, alors que l’État se révèle déjà très défaillant dans celle des enfants (120000 jeunes sortent sans formation de l’Éducation nationale, son principal scandale)? La réforme ne sera réussie que si elle parvient à associer tous les acteurs. S’asseoir sur les partenaire­s sociaux quand ils ne parviennen­t plus à assumer leurs responsabi­lités, c’est parfois nécessaire. Mais il faut les garder à la table des discussion­s, ainsi que les Régions, si le gouverneme­nt ne veut pas que sa réforme ne se perde dans les sables du « centralism­e technocrat­ique » qui est un peu la faiblesse structurel­le de la présidence d’Emmanuel Macron.

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