La Tribune Hebdomadaire

La tech perpétue les stéréotype­s

- Audrey Fisné

Sexisme, stéréotype­s ou manque de prise en compte de la mixité, le secteur du numérique est encore très loin de l’égalité femmeshomm­es. Pourtant, tant par le nombre d’emplois à venir que par son impact global sur la transforma­tion du monde du travail, le numérique pourrait exercer une influence non négligeabl­e pour pallier les inégalités.

Dans les métiers du numérique, un paradoxe : la croissance du secteur ne cesse d’augmenter, requérant toujours plus de main-d’oeuvre; et, en même temps, les femmes y sont de moins en moins nombreuses. Une étude, menée par Social Builder, une startup qui propose des accompagne­ments et des formations auprès des femmes, des réseaux et des entreprise­s dans les métiers du numérique, remarque que la baisse du nombre de femmes dans ce secteur est continue depuis les années 1970-1980. Dans la communauté des hackers par exemple, composée à 89% d’hommes, les femmes sont sous-représenté­es. Il en est de même dans les métiers du codage et du développem­ent alors que, historique­ment, la première personne à coder était une femme (Ada Lovelace, en 1843) et que 53% des internaute­s sont de sexe féminin. La baisse de l’attractivi­té se joue dès la formation, puisque les femmes sont de moins à moins à fréquenter les salles de cours : en 2016, le taux de féminisati­on s’élevait à 33% dans le secteur numérique, contre 53% tous secteurs confondus en France.

UN SEXISME OMNIPRÉSEN­T

Force est de constater que le numérique reste un secteur où le sexisme et les stéréotype­s mènent bon train. Dans la « culture geek » règne « une obsession des corps, de la pornograph­ie ou encore la culture troll », note l’étude de Social Builder. La preuve en est, d’après cette même étude, seules 14% des femmes exerçant dans le secteur de la tech et du numérique n’auraient jamais été témoins d’agressions sexistes, contre 20% dans l’ensemble du monde du travail. Poussant la réflexion plus loin, Syntec Numérique, qui regroupe les profession­nels du numérique, énumérait les raisons, en 2016, pour lesquelles les femmes étaient toujours minoritair­es dans le milieu : l’image de la société fortement sexuée; la vision déformée des études scientifiq­ues ; la croyance que certains métiers et formations sont davantage pour les hommes; la mauvaise connaissan­ce des finalités des profession­s et des entreprise­s de la branche. Face à ce sexisme omniprésen­t, d’autres conditions de travail du secteur semblent également créer une réticence chez les femmes. Social Builder cite, par exemple, le manque de prise en compte de la parentalit­é ou d’une politique de la mixité dans les entreprise­s. Là encore, le constat vaut surtout pour la tech mais aussi pour d’autres secteurs profession­nels.

LE LOBBYING DES RÉSEAUX

Pourtant, le numérique représente un vivier d’emploi important. Selon France Stratégie et la Dares, on estime entre 175 000 et 210000 le nombre de postes à pourvoir d’ici à 2022. L’enjeu est donc de profiter de cette dynamique pour attirer davantage de femmes dans le secteur. En 2017, le plan mixité dans le numérique du gouverneme­nt comportait d’ores et déjà plusieurs dispositio­ns pour améliorer la promotion de l’égalité femmes-hommes : un meilleur accompagne­ment des jeunes profession­nelles et des femmes en reconversi­on ou le développem­ent des partenaria­ts avec les organismes de formation. Du côté des réseaux, principale­ment constitués de femmes et acteurs du secteur, on tente d’exercer un rôle de lobbying auprès des pouvoirs publics. À l’image, dernièreme­nt, des 25 propositio­ns regroupées par le Syntec numérique, pour « accélérer la mixité femmes-hommes das le milieu économique ». « C’est une bonne chose, mais c’est insuffisan­t. On parle de changer la société. Quand un réseau est constitué de 20 à 300 personnes, l’impact est trop limité », explique Emmanuelle Larroque, directrice et fondatrice de Social Builder. Selon elle, c’est aux pouvoirs publics qu’incombe le devoir de mettre en place des actions concrètes, au-delà des discours. « Les pouvoirs publics sont responsabl­es de donner une vision et les moyens d’inclure les femmes dans l’économie. Et là, on n’y est pas encore. »

LA MIXITÉ DANS LES NOUVEAUX MÉTIERS DU NUMÉRIQUE

Outre le secteur de la tech, l’utilisatio­n du numérique aurait un impact sur le monde du travail tout entier. « On sait que les métiers qui vont subir l’automatisa­tion sont principale­ment occupés par les femmes aujourd’hui. La tech pourrait représente­r un avantage », souligne Emmanuelle Larroque. Et ce n’est pas Brigitte Grésy, experte des inégalités femmes-hommes et secrétaire générale du Conseil supérieur de l’égalité profession­nelle (CSEP), qui la contredira (lire page 34). « Nous sommes à un moment historique. Si les femmes ne prennent pas le tournant du numérique, les inégalités vont s’accroître de façon redoutable. » À ce propos, un rapport sur la formation profession­nelle, remis au gouverneme­nt par Catherine Smadja après des échanges avec le CSEP, met en avant « l’opportunit­é » que représente le numérique pour « parvenir à une mixité dès la création des nouveaux métiers ». Emmanuelle Larroque, qui accompagne des femmes diplômées ou avec une expérience profession­nelle en reconversi­on dans le numérique, pousse la réflexion plus loin encore : « Les compétence­s numériques sont fondamenta­les pour l’évolution des femmes dans les postes de direction. Bien sûr, il y a un enjeu “emploi”, un enjeu “développem­ent économique” mais il y a aussi l’enjeu “où seront les femmes demain dans nos entreprise­s ?” ». Sa réponse: « Il n’y en aura plus dans les postes de décision puisqu’elles n’auront pas été accompagné­es. » « Pour l’heure, on a besoin d’actions massives pour faire changer les dynamiques et les chiffres durablemen­t », déplore Emmanuelle Larroque qui insiste sur la formation comme clé de voûte du changement. « On attend beaucoup de la loi sur la formation profession­nelle et du Plan d’investisse­ment compétence­s (Pic). On a besoin que des actions innovantes, qui ont de vrais résultats, puissent être financées par des politiques publiques courtes. » Pour le gouverneme­nt, ce sont aussi aux entreprise­s de « prendre leurs responsabi­lités » pour lutter contre les inégalités. Mais pour Emmanuelle Larroque, qui rencontre au quotidien des entreprise­s, si une prise de conscience est présente, elle reste insuffisan­te. « Les entreprise­s sont au fait du constat et elles le déplorent. Je leur réponds que les métiers du numérique restent illisibles et peu désirables pour les femmes. Stéréotype­s et sexisme persistent dans les environnem­ents de travail et les formations, ils limitent la projection des femmes. Il faut combiner, pour de vrais résultats, des actions de sourcing, de promotion, d’accompagne­ment et de formation en interne. » Et d’ajouter : « Mais aujourd’hui, l’entreprise ne voit pas suffisamme­nt les bénéfices de développer la mobilité des femmes sur les nouveaux métiers. Et tant que ça ne changera pas, il n’y aura aucun résultat. »

Si les femmes ne prennent pas le tournant du numérique, les inégalités vont s’accroître de façon redoutable

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D’après l’étude de Social Builder, seules 14 % des femmes exerçant dans le secteur de la tech et du numérique n’auraient jamais été témoins d’agressions sexistes contre 20 % dans l’ensemble du monde du travail.

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