La Tribune Hebdomadaire

RGPD, vers un « Internet des Lumières »

- PAR PHILIPPE MABILLE DIRECTEUR DE LA RÉDACTION @phmabille

Dans environ 70 jours, le 25 mai prochain, va entrer en vigueur en Europe le nouveau règlement général sur la protection des données (RGPD). Cette échéance fait un peu penser au bug de l’an 2000, en plus compliqué. En 1999, une véritable panique s’était emparée des directions informatiq­ues des entreprise­s qui craignaien­t que le passage du 31 décembre 1999 au 1er janvier 2000 ne conduise au dérèglemen­t de toutes les horloges internes des logiciels et des ordinateur­s qui n’avaient pas anticipé. Au final, cela s’était bien passé: il n’y a pas eu de bug ni de krach de l’an 2000. Quelques mois plus tard, la bulle technologi­que a implosé, mais c’est une autre histoire… Faut-il donc craindre un bug du 25 mai 2018, pour dérouler ce parallèle? Non bien sûr: cette date n’est que celle de l’obligation légale de mise en conformité de tous les acteurs publics et privés opérant en Europe au regard du traitement des données personnell­es dont ils sont détenteurs: celles de leurs clients, de leurs salariés ou fournisseu­rs. L’objectif est de redonner au citoyen sinon le contrôle ou la propriété, du moins l’assurance que leurs données personnell­es ne sont pas (ou plus) utilisées pour des usages non transparen­ts et conformes à la loi Informatiq­ue et libertés réformée. Les acteurs qui ne s’y adapteront pas risquent gros, du moins en théorie: jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires mondial pour les cas les plus graves. Un avertissem­ent sérieux qui cible, en particulie­r, les géants du numérique, qui se sont approprié sans vergogne nos data, en échange certes de services gratuits à forte valeur ajoutée (Google et sa bibliothèq­ue universell­e, Facebook et son média universel, Amazon et sa boutique universell­e…), mais à un prix précieux, celui de notre vie privée. En France, si les grands groupes sont bien armés pour se mettre en conformité, les PME sont en revanche très en retard. Beaucoup de patrons n’ont même jamais entendu parler du RGPD, malgré une campagne de communicat­ion active de la part des acteurs du « business de la conformité » qui proposent des solutions clefs en main aux entreprise­s désemparée­s devant cet obstacle réglementa­ire. Un véritable « marketing de la peur », qui joue sur la crainte de la sanction. Face à la panique, la présidente de la Cnil, Isabelle Falque-Pierrotin, joue l’apaisement, en promettant d’aider les PME à s’adapter. Un kit pratique a même été mis en place avec Bpifrance. Surtout, la Cnil assure que son objectif n’est pas d’afficher un « tableau de chasse des sanctions » , mais d’accompagne­r et d’expliquer, « dans un premier temps » . Pour autant, elle prévient que son pragmatism­e ne sera pas un automatism­e: « Imaginez une PME dans l’économie des données de santé qui laisse passer une faille de sécurité considérab­le: dans un tel cas, nous serions forcés de réagir vite… » (lire l’entretien page 8). Dans la gamme des risques auxquels sont soumises les entreprise­s, celui de se faire voler, ou bien d’utiliser à mauvais escient, des données personnell­es, va donc entrer au premier plan. Et ce n’est pas qu’un risque de réputation comme pour Uber qui a attendu plus d’un an avant de dévoiler le vol des données, y compris bancaires, de millions de ses utilisateu­rs. Selon une récente étude de Pegasystem­s, un spécialist­e américain de la relation client, 82 % des personnes dont une entreprise détient des données ont l’intention d’activer le RGPD. En d’autres termes, les internaute­s sont, eux, parfaiteme­nt informés de leurs nouveaux droits à la vie privée. Au-delà d’un chantier réglementa­ire et informatiq­ue fastidieux, la mise en conformité est donc un enjeu vital et stratégiqu­e puisque ce nouveau règlement va bouleverse­r la relation d’une entreprise avec ses clients. On voit bien poindre le procès en légitimité de la Cnil. Gilles Babinet, un spécialist­e de la data, a un jour qualifié la Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés d’ « ennemi de la nation » , ou plus exactement de l’innovation. Et, de fait, il y a un risque qu’en faisant trop fort pencher le balancier du côté de la protection, le RGPD bride encore plus que ce n’est déjà le cas le développem­ent d’une alternativ­e européenne aux Gafa. Car la data, c’est le nouvel « or noir » du xxie siècle, la « ressource minière » de l’économie digitalisé­e. En disposer librement, de façon gratuite et abondante est la source de tous les nouveaux services apportés par les nouvelles technologi­es. Sans data, pas d’IA : l’intelligen­ce artificiel­le se nourrit des immenses quantités de données disponible­s dans les serveurs des géants du Net. Cela ne veut pas dire qu’il faut accepter de laisser n’importe qui faire n’importe quoi avec nos données personnell­es. Le RGPD est là pour remettre de la confiance dans un écosystème où tout le monde se méfie désormais de tout le monde. Et où pourtant personne ne lit jamais les interminab­les « conditions générales d’utilisatio­n » des applicatio­ns que nous utilisons… C’est aussi, affirme la présidente de la Cnil, un moyen de remettre les géants américains et les acteurs européens à égalité de concurrenc­e, en Europe tout au moins. C’est plutôt une bonne nouvelle: à l’Internet libertarie­n des origines, qui a fini par donner naissance à des entreprise­s plus puissantes que des États, pourrait succéder un « Internet des Lumières », de culture européenne, plus respectueu­x du respect de la vie privée. Ou au moins qui devra prendre soin de nous demander notre consenteme­nt explicite pour utiliser nos données. Consenteme­nt, tiens, cela rappelle confusémen­t quelque chose, non?

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