La Tribune Hebdomadaire

PHILIPPE SIMONNOT

« Rien n’est pire qu’un économiste qui prétend dire le bien et le mal »

- PROPOS RECUEILLIS PAR ROBERT JULES @rajules

Auteur de quelque 25 ouvrages, l’économiste Philippe Simonnot publie Nouvelles leçons d’économie contempora­ine, une édition refondue et augmentée de chapitres inédits de ses 39 leçons d’économie contempora­ine parues en 1996. Cet ouvrage, qui a connu un certain succès avec quelque 25000 exemplaire­s vendus, initia nombre de lecteurs au raisonneme­nt économique, avec un propos clair, pédagogiqu­e et érudit. Mais depuis 1996, le monde a connu une crise financière mondiale, des politiques monétaires (trop) accommodan­tes menées par les banques centrales, l’arrivée des géants du numérique, la vague d’immigratio­n, la lutte contre le réchauffem­ent climatique ou encore l’émergence du bitcoin. L’occasion d’interroger Philippe Simonnot sur le regard qu’il porte sur le monde d’aujourd’hui.

LA TRIBUNE - À vous lire, l’économie permet de comprendre comment vivent les individus en société et ce qui les motivent.

PHILIPPE SIMONNOT - L’économie est la reine des sciences sociales, car c’est elle qui dispose des outils les plus puissants d’effraction du monde réel. Et pas seulement dans le domaine dit économique. Elle permet d’apporter en effet des éclairages pertinents de phénomènes sociaux qui paraissent aux antipodes de l’économie, comme l’art, la religion, la guerre… Pour ne rien dire de l’analyse économique de l’État, discipline très féconde. L’analyse économique est fondée sur le marché, qui a mauvaise presse, notamment en France. Or, loin de vilipender le marché, on devrait reconnaîtr­e en lui l’une des inventions les plus re marquables du g é ni e humain. Les lois universell­es de l’offre et de la demande qui permettent la formation des prix sont une merveille à la fois intellectu­elle et pratique. Comme par hasard, quand il s’est agi il y a deux ou trois ans d’alléger les programmes scolaires d’enseigneme­nt de l’économie jugés trop lourd, ce sont ces lois que l’on a voulu faire passer à l’as. Hélas !

L’économie écarte-t-elle les jugements de valeurs ?

Tout à fait. L’économie est a-morale comme toute science digne de ce nom. Rien n’est pire qu’un économiste qui prétend dire le bien et le mal. Surtout quand il prétend défendre le « bien commun ».

Est-elle rationnell­e ?

On se fait une idée fausse de l’homo economicus qui serait mû par son seul intérêt ou son égoïsme ou sa raison ou sa rationalit­é. L’économie n’entre pas dans cette boîte noire qu’est le cerveau humain. Elle laisse cette tâche au psychologu­e ou au sociologue… Pour l’économie, même l’inutile peut devenir utile pour peu que je le désire. Même le crime entre dans cette catégorie. Pour l’économie, le djihadiste est aussi rationnel que le père de famille. L’économie constate simplement que l’individu ne peut pas ne pas choisir. Ne pas choisir est encore un choix.

L’économie est-elle une science ?

Oui, je le répète, l’économie est bien une science à part entière, mais pas au sens de la physique ou de la chimie, qui sont prédictive­s. Car malgré ses prétention­s, l’économie ne peut prévoir quoi que ce soit, contrairem­ent à ce qu’affirment la très grande majorité des économiste­s, qu’ils soient libéraux, néolibérau­x, keynésiens, marxistes, friedmanie­ns, qui souvent font de la prévision leur gagne- pain… Il est impossible de réduire l’action humaine à une équation. Sauf à tomber dans le scientisme.

Dès lors, comment définir cette science ?

C’est une science contre-factuelle. Par exemple, si la masse monétaire augmente de 3 %, je ne peux aucunement prédire une hausse des prix de 3 %, ou de 4 %, comme le prétendait Milton Friedman. La seule chose que je puisse affirmer est que cette hausse des prix sera supérieure à celle qu’elle aurait été si la masse monétaire n’avait pas augmenté. On pourrait même observer une baisse des prix en cas d’accroissem­ent de la masse monétaire. Dans un tel cas, cette baisse aura été inférieure à celle qu’elle aurait été si l’on n’avait pas augmenté la masse monétaire. Il s’agit là d’une loi universell­e, valable en tout temps et en tout lieu. Ce n’est pas rien! Et il est utile de le savoir. Cette vision de l’économie a été développée par l’école autrichien­ne, notamment Ludwig von Mises, peu connu en France, dont l’un des ouvrages majeurs s’intitule précisémen­t L’Action humaine.

Vous critiquez John Maynard Keynes. Pourquoi ?

C’était un homme brillant et cultivé, excellent écrivain à ses heures, ce qui est rare chez les économiste­s. Il a eu une énorme influence. Mais ses théories sont fausses, comme celles de Marx, et elles sont pétries de contradict­ions, ce qui donne lieu du reste à des exégèses infinies.

Comment expliquez-vous son aura chez les économiste­s ?

Quand il publie en 1936 la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, il est déjà une célébrité mondiale. Ce qui l’a fait connaître, c’est son essai de 1919, Les Conséquenc­es économique­s de la paix, où il montrait en quoi le Traité de Versailles, qu’il avait négocié en tant que membre de la délégation britanniqu­e, était une erreur tragique. C’est devenu un best-seller mondial dès sa parution – un cas à l’époque exceptionn­el pour un ouvrage d’économie. L’invention de la macroécono­mie keynésienn­e après la crise de 1929 a renforcé ce rôle de gourou exceptionn­el qu’il a tenu jusqu’à sa mort en 1946.

Vous défendez l’école autrichien­ne. En 1996, elle n’était connue que de certains cercles…

En France, oui, et ce livre a peutêtre contribué à la faire mieux connaître, mais cette connaissan­ce reste marginale, contrairem­ent aux États-Unis, en Angleterre ou encore en Allemagne où Mises est connu et étudié.

Elle met en question le rôle de l’État dans l’économie…

Oui, en particulie­r en matière de monnaie. Ses théoricien­s pensent qu’elle ne doit pas être contrôlée par l’État. En France, au contraire, on parle communémen­t de souveraine­té monétaire. Parce que l’on croit que la monnaie est un attribut régalien. Ce qui est une erreur profonde. La monnaie est une invention des marchands, aussi géniale que le marché. On a beaucoup glosé sur un premier état de l’économie, qui serait le troc, lequel aurait été suivi par l’échange monétaire après un certain laps de temps. Selon moi, la monnaie apparaît très vite, parce que dès que le nombre d’objets échangés et le nombre de partenaire­s à l’échange sont supérieurs, disons à trois, elle s’impose d’elle-même par l’immense simplifica­tion qu’elle opère dans la formation des prix. Cela se démontre mathématiq­uement. Ensuite, l’État s’est approprié la monnaie et il a tôt fait de fabriquer de la fausse monnaie.

Dans la leçon consacrée au taux d’intérêt que vous avez remise à jour, vous vous montrez critique à l’égard des nouvelles politiques monétaires. Pourquoi ?

Nous sommes parvenus au comble de l’absurde. Le seul exemple historique d’une économie ayant conservé un taux proche de zéro durant des années a été l’Union soviétique, avec le résultat désastreux que l’on connaît. Le taux d’intérêt, qui mesure l’incertitud­e du futur, est le critère qui permet d’arbitrer entre les investisse­ments à réaliser. S’il est proche de 0 %, vous ne pouvez pas faire un tel arbitrage, ce qui conduit à une mauvaise allocation des ressources.

Pourtant, elles ont favorisé la reprise économique !

Oui, mais au prix de la formation de plusieurs bulles.

Pour le moment, aucune n’a éclaté…

Par définition, on ne peut jamais prévoir quand une bulle va éclater. Mais le facteur aggravant, c’est que les banques centrales, après le krach de 2008, ont, selon leurs propres dires, utilisé toutes leurs munitions. Aux États-Unis, la Fed est en train de rétropédal­er pour sortir de cette politique, ce qui rend plus volatiles les marchés financiers. Par ailleurs, au-delà du seul problème monétaire, on ignore si les investisse­ments qui ont été réalisés vont être finalement validés par les consommate­urs, et si les énormes inégalités des revenus créées par l’hypertroph­ie du secteur financier n’auront pas d’importante­s conséquenc­es économique­s et sociales.

La révolution numérique qui a vu émerger les Gafam

[Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, ndlr] ne modifie-t-elle pas aussi en profondeur l’organisati­on de l’économie? Les Gafam suivent la logique du WTA (« the Winner Takes All », le vainqueur emporte tout), car ils profitent d’une économie aux rendements croissants et aux coûts décroissan­ts. Cela veut dire que le coût marginal est toujours inférieur au coût moyen. Pour une bonne gestion, le prix du marché doit se caler sur le coût marginal. Mais si le coût marginal est inférieur au coût moyen, la firme en question est condamnée au déficit… Et cela peut remettre en cause le fondement même de l’économie de marché, qui est basée sur des coûts marginaux croissants. J’ai étudié ce cas de figure dans la thèse de doctorat sur l’économie des rendements croissants que j’ai soutenue il y a un demi-siècle !

Pour vous, une solution serait le retour à l’étalon-or. Mais ce système n’appartient-il pas au passé ?

Cette idée est la grande victoire de Keynes qui traitait l’or de « relique barbare ». On ose dire encore aujourd’hui que l’époque de l’étalon-or était instable. C’est faux. Durant un siècle, les valeurs de monnaies comme la livre, le mark, le franc, la lire, le dollar… variaient entre 1 % et 2 % ! Aujourd’hui, les variations de change sont de plus ou moins 10 % – hors tempêtes monétaires… Au cours du xixe siècle et jusqu’en août 1914, la valeur du franc est restée à peu près constante. Depuis cette date jusqu’à l’avènement de l’euro, le franc a perdu 99 % de sa valeur. Et l’on pourrait en dire autant des autres devises. Dans cette leçon sur le Gold Standard, je reviens sur l’histoire de son abandon qui démarre en août 1914 avec la décision des autorités suisses de fermer les banques aux clients qui, par peur des hostilités, s’étaient rués aux guichets pour échanger leurs billets contre de l’or. Les autres pays ont immédiatem­ent suivi. Puis est venu le Gold Exchange Standard, qui arrimait l’or à une seule monnaie, le dollar. Enfin, le coup de grâce a été asséné par le président américain, Richard Nixon, en août 1971, qui a rompu tout lien entre le dollar et l’or. D’où l’ère des monnaies flottantes où nous sommes encore aujourd’hui et le développem­ent d’un gigantesqu­e marché financier pour la couverture des risques de change, fort coûteuse pour les entreprise­s et profitable­s pour les assureurs de ces risques

Pourtant, vous affirmez que la mise en place d’un étalon-or ne serait pas compliquée ?

C’est techniquem­ent simple, mais politiquem­ent très complexe, parce que ceux qui sont à la manoeuvre, les gouverneme­nts et les banques centrales, n’y ont pas intérêt. Il s’agit de savoir quel est le gardien qui garde le gardien. Qui garde les banques ? C’est la banque centrale. Et qui garde la banque centrale, laquelle se prétend indépendan­te ? Personne ne peut aujourd’hui répondre à cette question. Avec l’étalon-or, le gardien de la monnaie, c’est l’or, qui permet d’avoir une économie basée sur du physique, ce qui devrait intéresser les écologiste­s, s’ils étaient vraiment écologiste­s…

Je suis critique à l’égard de l’euro, mais il a le mérite d’avoir éloigné le pot de miel de la patte de l’ours, la monnaie des mains de l’État

Aujourd’hui, aucun leader politique n’osera défendre une telle position. Quant à l’argument selon lequel il n’y aurait pas suffisamme­nt d’or, il est absurde. La production varie en fonction de son cours, des prix élevés encouragen­t les investisse­ments dans la production d’or et le recyclage des déchets contenant du métal jaune selon la logique de la loi de l’offre et de la demande, tout simplement !

En Europe, l’euro n’agit-il pas comme un étalon-or, puisqu’il ne dépend plus des États ?

Oui. Je suis critique à l’égard de l’euro, car l’introducti­on d’une monnaie commune à des pays dont les économies sont aussi disparates ne me semble pas pouvoir bien fonctionne­r, mais je lui reconnais le mérite d’avoir éloigné le pot de miel de la patte de l’ours, la monnaie des mains de l’État, notamment de l’État français, toujours prompt à faire tourner la planche à billets. Et ce fut un excellent choix d’avoir installé le siège de la BCE à Francfort. On a besoin d’une monnaie la moins dépendante possible des gouverneme­nts.

Pour vous, elle existe, c’est le bitcoin. Les cryptomonn­aies ont-elles un avenir ?

C’est une invention prodigieus­e. Grâce à la technologi­e de la blockchain, on a réussi à inventer une monnaie qui empêche de créer de la fausse monnaie, tout en étant complèteme­nt indépendan­te des banques centrales. Certes, cette monnaie est sujette à toutes les spéculatio­ns, à cause de l’abondance des liquidités créées par ces mêmes banques centrales. En système d’étalon-or, il serait inimaginab­le que la valeur d’une monnaie passe de 1 à 1000 en quelques années. N’empêche que le bitcoin est bien le symptôme d’une volonté de s’extraire du système des banques centrales. N’est-il pas né en 2008, année de la crise financière, et son succès n’a-t-il pas accompagné l’applicatio­n des politiques accommodan­tes des banques centrales ? Mais pourquoi faire simple (le rétablisse­ment de l’étalon-or) quand on peut faire compliqué (le bitcoin) !

Vous consacrez une leçon à l’immigratio­n, supposée favoriser la montée des populismes en Europe. Vous, vous penchez plutôt pour l’ouverture des frontières. Pourquoi ?

La liberté est indivisibl­e. Elle doit s’appliquer aux êtres humains comme aux marchandis­es et aux capitaux. C’est un principe absolu. Et je ne fais pas de distinctio­n entre les immigrés dits économique­s, et ceux qui fuient la terreur ou la guerre. Les gens ont le droit de quitter l’endroit où ils vivent s’ils ont faim ou sont terrorisés ou massacrés. Le problème c’est qu’on reconnaît ce droit à l’émigration sans accepter, comme on devrait le faire logiquemen­t, sa contrepart­ie, le droit à l’immigratio­n. La seule limite, c’est le droit de propriété. Vous ne pouvez pas entrer chez moi, sans que je sois d’accord. Si vous le faites, c’est parce que je vous accueille, ou bien que je vous emploie comme salarié, ou que je vous loue ou vends ma propriété. De fait, il n’y aurait pas de problème d’immigratio­n dans un espace complèteme­nt privé. Pourquoi l’immigratio­n devient un problème ? C’est parce qu’il y a un espace public. Or la gestion par l’État de l’espace public donne lieu à des réactions passionnel­les parce qu’il est forcément limité.

Dans la dernière leçon, vous expliquez que le capitalism­e est le système le plus efficient que l’humanité ait connu dans son histoire…

Marx lui-même disait que le capitalism­e est un rapace qui économise sur les matières premières. Si vous faites un bilan, les pays capitalist­es ont finalement moins gâché la nature que les pays communiste­s – pensez à la mer d’Aral. En effet, là où la loi du profit s’applique, le propriétai­re d’un bien a le souci de le conserver. Si les forêts amazonienn­es sont ravagées, c’est parce que les exploitant­s n’en sont pas propriétai­res. En France, les forêts se maintienne­nt aujourd’hui parce qu’une large partie est privée, leurs propriétai­res les gèrent de façon à augmenter leur valeur, ou du moins à la conserver. Le domaine public des forêts domaniales a copié ce modèle de gestion de bon père de famille, heureuseme­nt.

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PHILIPPE SIMONNOT
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« Avec l’étalon-or, le gardien de la monnaie, c’est l’or, qui permet d’avoir une économie basée sur du physique. »

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