La Tribune Hebdomadaire

Facebook encore moins prêt que les autres

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Nombre d’entreprise­s risquent de ne pas être prêtes le 25 mai, quand va s’appliquer le RGPD. Parmi elles, on peut compter Facebook, comme l’a montré une expérience menée par des chercheurs de l’université de Madrid.

On évoque tous les jours les entreprise­s européenne­s qui ne sont pas prêtes pour le RGPD, le fameux règlement pour la protection des données privées, qui encadre fortement (avec une amende salée à la clé) l’usage des données à caractère personnel. Mais qu’en est-il des géants d’Internet, contre qui ce RGPD est (un peu beaucoup) dirigé? Sont-ils prêts ? Facebook ne serait nulle part, d’après l’université de Madrid qui a mené une expérience qui en dit long sur les possibilit­és de manipulati­on du réseau. Ce réseau social profilerai­t 73%, rien que ça, de ses utilisateu­rs européens, à leur insu (c’està-dire sans consenteme­nt, pierre angulaire du RGPD), sur la base de critères très sensibles strictemen­t interdits par le RGPD (orientatio­n sexuelle, politique ou religieuse, santé). Ce profilage est mis à dispositio­n des annonceurs qui peuvent, alors, choisir à qui envoyer leurs publicités – sans pouvoir les identifier individuel­lement, c’est vrai… sauf que les auteurs démontrent le moyen d’y arriver! C’est une malheureus­e publicité pour rejoindre une communauté gay, envoyée à l’un des auteurs de l’étude, qui a mis le feu aux poudres. Le chercheur en question n’avait pourtant jamais rien men- tionné explicitem­ent. Le groupe de recherche qu’il forme met au point une extension pour navigateur sur Internet qui informe en temps réel les utilisateu­rs de Facebook sur les préférence­s assignées par ce dernier sur base de leur comporteme­nt en ligne. Cette extension estime aussi le revenu qu’on génère pour Facebook sur la base de son profil et du nombre de pubs visualisée­s.

ADS MANAGER, À DOUBLE TRANCHANT

Ce qui a « piégé » Facebook, c’est son outil Ads Manager qui permet aux annonceurs de cibler les utilisateu­rs à qui envoyer la pub. Les critères sont larges : localisati­on, sexe, âge, langue, comporteme­nt (utilisenti­ls leur mobile pour Facebook, Windows, Apple? Voyagent-ils beaucoup?…) mais aussi leur intérêt (voiture, nourriture, cosmétique…). Ce dernier critère est impression­nant par le choix offert : des milliers de combinaiso­ns sont possibles et hiérarchis­ées. Tout est fait pour faciliter la tâche des annonceurs : ils peuvent introduire un texte libre décrivant le groupe cible. Facebook propose alors les paramètres à sélectionn­er. Ceci dit, les utilisateu­rs du réseau social peuvent avoir accès à leur profilage et les modifier mais peu le savent. Les chercheurs ont pu déterminer, avec leur extension de navigateur installée par quelques milliers de volontaire­s, sur quelle base le profilage est réalisé. Force est de constater qu’il est mis au point sans le consenteme­nt de l’utilisateu­r : sur ce qu’il a liké, vu comme pages ou pub, sur la base d’une app installée, des pages web visitées, des commentair­es, des posts, des partages. Pas sûr que tous les utilisateu­rs de Facebook aient donné leur consenteme­nt explicite, à moins de le demander pour chaque clic. Facebook est en contradict­ion avec le RGPD, même si celui-ci prévoit des exceptions. Aucune ne tient ici. Non, les informatio­ns que recueille le réseau social ne sont pas nécessaire­s pour les intérêts vitaux de ses utilisateu­rs ; oui, ils sont capables, physiqueme­nt, de donner leur consenteme­nt. Non, les données des utilisateu­rs sur Facebook ne sont pas déjà publiques. Ce profilage ne poursuit aucun intérêt public, autre exception possible au consenteme­nt. Enfin, ce profilage ne sert aucun but scientifiq­ue ou statistiqu­e. 4 577 utilisateu­rs ont installé l’extension du navigateur à la base de l’étude. 3 166 sont situés dans l’UE. Les chercheurs ont établi un ensemble de 126192 préférence­s pour la publicité ciblée. Tout cela leur a permis de voir quelle proportion des utilisateu­rs de Facebook en Europe ont dans leur profil des mots-clés se rapportant à des critères sensibles. Le résultat est sans appel : 73 % de ce panel de 3 166 utilisateu­rs. À l’aide de l’outil pour annonceurs, ils ont ensuite établi, par pays de l’Union, le nombre d’utilisateu­rs qui tomberaien­t dans les catégories identifiée­s comme sensibles. Il y a de grandes différence­s entre pays, le top 7 étant constitué de Malte, Chypre, la Suède, le Danemark, l’Irlande, le Portugal et la Grande-Bretagne. Les pays les moins affectés sont l’Allemagne, la Pologne, la Lettonie, la Slovaquie et la République tchèque. Ce sont les jeunes adultes qui sont les plus représenté­s dans ce groupe « sensible ». Pour ce qui est des critères très sensibles retrouvés dans le profil des utilisateu­rs, on retrouve la religion pour 20,8 %, la santé pour 18,2 %, la sexualité pour 1,5 % et l’origine ethnique pour 1,1%. Les chercheurs ont ensuite utilisé l’outil pour annonceurs afin de quantifier combien d’utilisateu­rs sont concernés dans chaque pays européen. On reste un peu sans voix.

FACILEMENT IDENTIFIAB­LES

Jusqu’ici, on se rassurait en se disant que les annonceurs n’ont pas accès individuel­lement aux utilisateu­rs finaux lorsqu’ils manipulent le Ads Manager. Mais en réalité la possibilit­é d’atteindre des utilisateu­rs finaux sur la base de critères très sensibles permet de les identifier sans trop de mal. Et d’imaginer deux scénarios. Il serait facile pour une organisati­on néonazie d’envoyer une campagne ciblée et offensante vers les utilisateu­rs avec dans leurs préférence­s « homosexuel » ou « juif », leurs cibles de prédilecti­on! De fait, quel besoin d’identifier individuel­lement les usagers de Facebook si le but est atteint? Les chercheurs ont simulé cette stratégie, sans aller jusqu’à bout évidemment : pour moins de 35 euros, ils pouvaient atteindre 26000 utilisateu­rs! C’est là qu’on comprend aussi comment les Russes ont pu si facilement influencer les élections américaine­s! Autre scénario, plus subtil encore. Pour identifier les utilisateu­rs finaux, lancer une attaque de phishing, c’est-à-dire envoyer une campagne ciblée demandant aux utilisateu­rs de donner des infos sur eux pour obtenir qui, un prix, qui, un iPhone ou un bon d’achat. Il y en a toujours qui tombent dans le panneau et c’est toujours autant d’utilisateu­rs identifiés. Les cyberattaq­ues dites d’identifica­tion, ce n’est pas un hasard, gagnent en popularité. Ce n’est pas pour rien que Facebook a annoncé que jamais un projet, le RGPD, n’a mobilisé une si grande équipe en interne. Il en a besoin!

73 % des utilisateu­rs européens seraient profilés

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Des utilisateu­rs sont ciblés par des annonceurs à partir de critères très sensibles : orientatio­n sexuelle, politique ou religieuse, santé.
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PAR CHARLES CUVELLIEZ ET JEAN-MICHEL DRICOT ÉCOLE POLYTECHNI­QUE DE BRUXELLES, UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES

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