La Tribune Hebdomadaire

Entretien Isabelle Falque-Pierrotin (Cnil) : « Le RGPD remet les acteurs européens et internatio­naux à égalité de concurrenc­e »

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANAÏS CHERIF ET SYLVAIN ROLLAND @Anais_Cherif @SylvRollan­d

La conformité rassure les consommate­urs. Le RGPD est une opportunit­é de business

Pour la présidente de la Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés, le Règlement général sur la protection des données, loin d’être une contrainte de plus, va permettre à l’Europe de mieux s’affirmer face aux pouvoirs des Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) et aux citoyens européens de mieux maîtriser leur vie numérique. LA TRIBUNE - Pourquoi considérez-vous que le RGPD est indispensa­ble ?

ISABELLE FALQUE-PIERROTIN - Le RGPD est une grande avancée pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il crée un marché européen de la donnée en unifiant les législatio­ns par un règlement unique. Jusqu’à présent, il fallait composer avec des textes nationaux pas forcément raccords les uns avec les autres. Deuxièmeme­nt, le RGPD remet enfin les acteurs européens et internatio­naux à égalité de concurrenc­e. La dispositio­n relative au ciblage, qui permet d’appliquer le règlement aux groupes étrangers qui traitent les données de citoyens européens, force les géants du Net américains et chinois à ne plus s’affranchir des règles de l’UE. Le troisième avantage du RGPD est qu’il renforce la capacité de dialogue de l’Europe face à ces acteurs. Google, par exemple, ne dialoguera plus séparément avec la Cnil française puis son équivalent­e allemande, mais avec l’autorité chef de file qui représente toutes les Cnil européenne­s. Enfin, le RGPD répond à la volonté de plus en plus marquée des citoyens européens de mieux maîtriser leur vie numérique. Les droits des personnes sont considérab­lement renforcés. Certes, la mise en conformité s’accompagne d’un investisse­ment et d’une réorganisa­tion interne pour les entreprise­s et les collectivi­tés, mais le RGPD est une chance pour l’Europe.

Les acteurs soumis au RGPD ont eu deux ans pour s’y préparer, mais à moins de soixantedi­x jours de son entrée en vigueur, le 25 mai prochain, très peu sont prêts. Comment expliquez-vous ce retard ?

Beaucoup d’entreprise­s n’étaient pas conformes à la directive sur la protection des données de 1995 révisée en 2004, qui a modifié la loi de 1978. Elles partent donc de très loin, il y a un effet de rattrapage. En dépit de nos efforts de communicat­ion, la culture de la protection de la donnée peine à s’installer en France. Historique­ment, la gestion des données a été cantonnée aux directions juridiques des entreprise­s. Elle n’a jamais été investie par les directions générales ou au niveau du comex [comité exécutif, ndlr]. Une prise de conscience est nécessaire pour que l’enjeu monte dans la hiérarchie des structures et devienne stratégiqu­e. Le RGPD pousse justement à cette prise de conscience parce que les sanctions qui résultent du non-respect du règlement sont très dissuasive­s. Aujourd’hui, les entreprise­s sont vraiment au pied du mur.

L’arme des sanctions, qui peuvent atteindre 4 % du chiffre d’affaires mondial, force les entreprise­s à enfin se préoccuper de leur gestion des données. La menace est-elle le seul moyen efficace ?

L’ampleur inédite des sanctions est une bonne arme de dissuasion. Cette crainte nous permet de faire entrer le sujet de la protection des données dans les entreprise­s. Mais maintenant que nous avons leur attention, notre but est surtout de pousser un autre message, celui que la conformité au RGPD n’est pas seulement une contrainte réglementa­ire mais peut aussi apporter un bénéfice opérationn­el. Respecter la vie privée de ses clients et collaborat­eurs est un facteur de différenci­ation concurrent­ielle et répond à une demande sociétale forte depuis l’affaire Snowden. Dans les secteurs qui utilisent énormément les données, comme les startups du numérique, les mentalités changent. Des fonds d’investisse­ment commencent à se dire qu’ils ne veulent pas investir dans une startup qui ne pratique pas le privacy by design. La conformité est aussi un outil marketing : elle rassure les consommate­urs. On l’a bien vu au CES de Las Vegas, où de plus en plus de startups françaises ont mis en avant leur éthique des données. Le RGPD est une opportunit­é de business.

Beaucoup d’entreprise­s restent complèteme­nt dans le flou, notamment les PME-TPE. Comment les aider à se mettre en conformité ?

Il est vrai que les grands groupes ont les moyens de s’adapter et sont en train d’investir. Les PME en revanche sont plus démunies face à la complexité du texte. En tant que régulateur, il est de notre responsabi­lité de les aider. Nous avons mis en place beaucoup d’outils. D’abord, les « six étapes » du RGPD, une informatio­n de base très pédagogiqu­e sur ce qu’est le RGPD et comment s’en emparer. Nous proposons aussi des outils plus opérationn­els, par exemple un tutoriel pour aider à réaliser une étude d’impact. Pour les PME et les ETI tous secteurs confondus, nous travaillon­s avec Bpifrance à la réalisatio­n d’un kit pratique qui sera disponible d’ici à la fin du mois de mars. Nous menons aussi une réflexion plus macro qui consiste à réutiliser les packs de conformité que nous avons développés ces dernières années. Le but est de créer un référentie­l sectoriel qui permettrai­t d’éviter quelques démarches aux entreprise­s qui y adhèrent. Ainsi, les entreprise­s sauront exactement ce que le régulateur attend en termes de conformité dans leur secteur, en fonction des usages.

Les « guidelines », les guides de bonnes pratiques publiés par le G29

[l’organisme qui fédère les Cnil européenne­s, présidé par Isabelle Falque-Pierrotin

jusqu’en février 2018] pour aider les entreprise­s à interpréte­r le texte, ne sont pas toutes sorties. De fait, beaucoup de sociétés se plaignent de ne pas pouvoir se mettre en conformité car elles n’ont pas les outils nécessaire­s…

Je rappelle que le G29 n’avait aucune obligation de sortir des guidelines. Normalemen­t, un règlement est applicable dès qu’il est voté. Or, l’UE a laissé un délai de deux ans. Nous avons pris l’initiative de rédiger des guidelines sur les sujets clés car nous craignions que la complexité du texte amène à des interpréta­tions différente­s de la part des autorités nationales. Ces guidelines ont été élaborées en coconstruc­tion avec les fédération­s profession­nelles. Leur but est d’être souples, utiles, et de coller aux usages du terrain. Elles arrivent tard car elles ont demandé un travail monstrueux de dialogue avec les acteurs. Les entreprise­s peuvent déjà se féliciter de les avoir.

Allez-vous commencer votre travail de contrôle et de sanction dès le 25 mai, tout en sachant que la plupart des entreprise­s ne sont pas en situation de conformité ?

Le RGPD ne part pas d’une feuille blanche. Un certain nombre de principes liés à la gouvernanc­e des données existaient déjà, comme la finalité du traitement des données par exemple. Nous les contrôlero­ns donc comme avant, car les entreprise­s sont déjà censées les avoir intégrés. La méthode sera la même : soit nous réagirons à des plaintes – nous en recevons 8000 par an –, soit nous diligenter­ons nous-mêmes des contrôles, qui peuvent déboucher sur des sanctions. En revanche, nous souhaitons faire preuve de pragmatism­e et de bienveilla­nce pour les principes nouveaux du règlement, comme le droit à la portabilit­é ou l’obligation de mettre en place un registre, car il faut laisser aux entreprise­s

le temps de se les approprier. Le but d’un régulateur n’est pas d’afficher un tableau de chasse de sanctions. Dans un premier temps, nous privilégie­rons l’accompagne­ment et l’explicatio­n.

Aurez-vous une tolérance plus forte envers les PME qu’envers les grands groupes et les géants du Net, par exemple ?

Nous raisonnons au cas par cas. Une PME suscite bien sûr une certaine réserve, mais cela ne veut pas dire qu’on laissera passer n’importe quoi. Imaginez une PME dans l’économie des données de santé qui laisse passer une faille de sécurité considérab­le. Dans un tel cas, nous serions forcés de réagir vite. Il ne faut pas tomber dans des automatism­es.

Imaginez une PME dans l’économie des données de santé qui laisse passer une faille de sécurité considérab­le. Dans un tel cas, nous serions forcés de réagir vite

Le RGPD oblige les structures qui utilisent des données à grande échelle à recruter un Data Protection Officer (DPO). Mais il n’y a pas assez de DPO… Comment faire ?

J’entends cette difficulté, mais je crois aussi que les DPO vont « se faire » sur le terrain. Ce nouveau métier, central, nécessite des compétence­s transversa­les. Des formations se mettent en place dans tous les pays européens. Mais les entreprise­s peuvent aussi faire évoluer un profil existant. Le DPO peut être un juriste, un technicien, un CIL (correspond­ant informatiq­ue et libertés)… Son positionne­ment doit à la fois être proche des métiers et branché sur la chaîne de décision pour qu’il ne soit pas un personnage de paille et que ses recommanda­tions soient suivies.

Avec le RGPD, le marché de la conformité explose. Vous avez d’ailleurs mis en garde contre la multiplica­tion des arnaques…

Ce marché n’est pas nouveau mais il prend de l’ampleur. De nouveaux outils et programmes de conformité émergent à partir des règlements européens. À certains égards, je m’en réjouis car il n’y avait pas suffisamme­nt d’acteurs investis dans l’opérationn­alisation des principes européens. Cette activité peut être complément­aire de celle des régulateur­s. Depuis quatre ans, nous émettons des labels qui prennent la forme de référentie­ls en fonction des secteurs. À présent, nous voulons progressiv­ement passer des labels à une véritable certificat­ion, en s’appuyant sur des certificat­eurs privés. Cela permettra de mieux encadrer ce marché et de réduire les arnaques. Il est vrai que certains pratiquent un grossier marketing de la peur en accentuant les difficulté­s du RGPD pour vendre des prestation­s parfois inutiles à un prix exorbitant. Face à cela, nous rappelons que tout n’est pas nouveau : si vous êtes en conformité avec les réglementa­tions précédente­s, le RGPD ne nécessite qu’un travail de toilettage. Les entreprise­s doivent rester vigilantes, vérifier la crédibilit­é de leur interlocut­eur et utiliser nos outils sur notre site pour identifier leurs besoins de conformité.

Vous insistez sur les nouveaux droits que le RGPD offre aux citoyens pour mieux contrôler leur vie numérique. Mais les usages révèlent une attitude paradoxale : d’un côté les citoyens se méfient des acteurs qui « aspirent » leurs données de manière non transparen­te, de l’autre ils continuent d’utiliser en masse ces services…

Le « privacy paradox » est une réalité mais je crois que le RGPD arrive à point nommé pour appuyer un changement de culture vis-à-vis des données personnell­es. Il y a de plus en plus de bloqueurs de publicité. De plus en plus de profils Facebook ferment, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. On sent bien que les services qui se présentent comme plus respectueu­x des données recueillen­t de plus en plus d’intérêt. Il est vrai que beaucoup de droits existants, comme le droit d’accès ou le droit de rectificat­ion, sont peu utilisés, en grande partie car ils restent peu connus. Mais le droit à l’oubli sur les moteurs de recherche est un vrai succès en France et en Europe. Je suis également persuadée que le nouveau droit à la portabilit­é des données, ainsi que la possibilit­é de recours collectifs face aux acteurs qui ne respectent pas leurs obligation­s, vont être plébiscité­s. Le RGPD va accélérer cette prise de conscience, qui est pour l’heure marginale. C’est un vrai choix politique de la part de l’Union européenne.

Dans quel sens ?

Avec le RGPD, nous affirmons une certaine vision de l’innovation. Contrairem­ent à ce qui peut être dit, le règlement ne freinera pas l’innovation, bien au contraire. Commercial­ement et stratégiqu­ement, l’idée de l’Europe est de bâtir une innovation robuste parce qu’elle est construite sur le respect des droits, qui sont pris en compte en amont. Bien sûr, il y aura toujours des paradis de la donnée. Mais est-ce le modèle que l’Europe veut construire? Non. Le RGPD incarne un modèle d’innovation durable.

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ISABELLE FALQUEPIER­ROTIN PRÉSIDENTE DE LA COMMISSION NATIONALE DE L’INFORMATIQ­UE ET DES LIBERTÉS
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Dans les secteurs qui utilisent beaucoup les données (startups du numérique…), le souci de protéger celles-ci progresse, estime la présidente de la Cnil.

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