La Tribune Hebdomadaire

Être propriétai­re de ses données personnell­es, une dangereuse illusion

UNE DANGEREUSE ILLUSION

- ANAÏS CHERIF @Anais_Cherif

Face aux géants de l’Internet qui se sont approprié nos data, comment rendre aux citoyens la maîtrise de ses précieuses informatio­ns ? Pour le think tank Génération Libre, la réponse serait d’instaurer un droit de propriété qui permettrai­t d’obtenir des nanopaieme­nts pour l’exploitati­on de ces informatio­ns. Pour la Cnil, il s’agit d’une fausse bonne idée, car alors les Gafa pourraient vraiment en faire ce qu’ils veulent.

Elles sont partout. Des sites internet aux objets connectés, les données personnell­es ont envahi notre quotidien. Certains disent même qu’elles permettent de nous connaître mieux que nous-mêmes… Objets de convoitise­s, ces informatio­ns seraient le pétrole du xxie siècle, précieux et lucratif. À l’aube de l’entrée en vigueur du Règlement général sur la protection des données (RGPD), un serpent de mer refait surface dans le débat public : faut-il instaurer un droit de propriété sur les données personnell­es? L’idée est avancée par le think tank libéral Génération Libre, de Gaspard Koenig, et le député Bruno Bonnell (LRM). Ce dernier a déposé un amendement sur le sujet mifévrier dans le cadre du projet de loi relatif à la protection des données personnell­es. Mais il a été rejeté. « Les Gafa, américains (Google, Amazon, Facebook, Apple), et les BATX, chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi), pillent les données des utilisateu­rs. Nous assistons à une cybercolon­isation, déplore Bruno Bonnell. Ils récoltent les données – sans les acheter – pour ensuite les revendre à des fins publicitai­res. Nous sommes dans la logique suivante : prête-moi ta montre, je te vendrai l’heure. » Selon le rapport de Génération Libre « Mes data sont à moi », publié en janvier, les internaute­s devraient obtenir une rétributio­n financière en échange de l’exploitati­on de leurs données personnell­es. « Nous voulons que le citoyen ait le choix. Aujourd’hui, les conditions générales d’utili- sation sont trop longues, personne ne les lit ! Quant aux cookies, nous sommes obligés de les accepter pour bénéficier du bon fonctionne­ment des services », regrette Isabelle Landreau, avocate au barreau de Paris, spécialist­e du droit de la propriété intellectu­elle et des nouvelles technologi­es, qui a piloté le rapport. « Puisque le cybercitoy­en génère un revenu indirect à ces groupes, il devrait pouvoir récupérer un reversemen­t proportion­nel sous forme de nanopaieme­nt pour l’exploitati­on de ses données. »

GRANDE BRADERIE DE LA DONNÉE

Ainsi, chaque utilisateu­r pourrait consentir par écrit à vendre ses données. Les transactio­ns financière­s seraient ensuite réalisées grâce à la blockchain, technique de certificat­ion des transactio­ns. Génération Libre est actuelleme­nt en train de chiffrer cette propositio­n avec des chercheurs de la Toulouse School of Economics. Les internaute­s pourraient récupérer jusqu’à « plusieurs centaines d’euros par mois » selon leur activité en ligne, avance Isabelle Landreau. Mais la Commission nationale de l’informatiq­ue et des libertés (Cnil) estime que les citoyens se retrouvera­ient ainsi en position de faiblesse face aux géants du Net car ils devraient marchander seuls le prix de leurs données. « La propriété des données est une illusion, tranche Isabelle Falque-Pierrotin, présidente de l’autorité de régulation française. Un tel marché serait déséquilib­ré. Il y aurait un nombre limité de demandeurs face à une multitude d’offreurs de données. Ce sera une grande braderie de la donnée au bénéfice des géants du Web. Une fois que ces derniers auront la pleine propriété des données, ils pourront vraiment en faire ce qu’ils veulent. » En outre, vendre ses données de manière individuel­le ne rapportera­it pas grandchose car le business model des Gafa se fonde sur l’effet de réseau, aussi appelé « loi de Metcalfe ». Développée par l’ingénieur américain Robert Metcalfe, cette théorie explique que plus il y a d’utilisateu­rs dans un réseau, plus celui-ci acquiert de la valeur. Autrement dit, « la donnée à l’échelle individuel­le ne vaut rien ! Sa valeur marchande provient uniquement de l’agrégation de masse », martèle Valérie Peugeot, membre de la Cnil, présidente de l’associatio­n Vecam et chercheuse à Orange Labs.

VERS UNE ORGANISATI­ON MONDIALE DE LA DATA ?

Au-delà d’un simple aspect économique, le débat est philosophi­que. « Les données personnell­es ne sont pas des marchandis­es. Ce sont des prolongati­ons immatériel­les de nousmême en tant qu’individu, revendique Valérie Peugeot. Elles peuvent décrire nos centres d’intérêt, notre orientatio­n sexuelle, évoquer notre santé ou encore notre vie sentimenta­le. » Pourtant, à travers un like ou un partage de photos entre amis, les données personnell­es deviennent aussi collective­s. « Elles sont à la fois intimes et sociales. Vouloir les rattacher à un droit de propriété est bien souvent impossible, assure Valérie Peugeot. Si vous envoyez un mail à trois personnes : est-ce qu’il appartient à l’émetteur, au destinatai­re principal, aux destinatai­res en copie ou encore au service de messagerie? » Pour les opposants à la propriété des data, l’enjeu est de retrouver la maîtrise de ses données par une meilleure connaissan­ce de ses droits. Le RGPD en confère de nouveaux aux citoyens, comme le droit à la portabilit­é (art. 20) ou encore le droit d’opposition (art. 21). « Ce règlement est une excellente chose. Il fait prendre conscience aux internaute­s que le réseau, c’est nous. Chaque utilisateu­r a des droits et même des pouvoirs, car il est créateur de valeur, affirme Arno Pons, délégué général du think tank Digital New Deal Foundation. Mais le RGPD n’est qu’un point de départ. » Cet enseignant à Sciences Po compare la protection des données personnell­es à celle de la nature. Pour avoir un réel impact, la mobilisati­on doit être internatio­nale. C’est pourquoi il plaide pour la création d’une « Organisati­on mondiale de la data » à l’ONU, dotée de pouvoirs suffisants pour s’imposer face aux Gafa et aux BATX. Et, pourquoi pas, la voir un jour rédiger une « déclaratio­n des droits de l’homme, du citoyen et de ses données » pour inventer un droit nouveau.

Like”, mail, partage de photos : les données sont à la fois personnell­es et collective­s

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Si les citoyens devaient marchander seuls le prix de leurs données, ils seraient en position de faiblesse face aux géants du Net.

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