La Tribune Hebdomadaire

Rapport Notat-Senard : donner envie plutôt que contraindr­e

- DOMINIQUE PIALOT @PIALOT1

Nicole Notat et Jean-Dominique Senard ont remis le 9 mars les conclusion­s de leurs travaux sur l’objet social de l’entreprise, destinées à alimenter le projet de loi Pacte qui sera présenté le 18 avril. Ils préconisen­t de faire évoluer le Code civil et ouvrent la voie aux entreprise­s à mission, mais évitent toute contrainte.

Le président Macron ne pouvait se permettre de voir ce projet de loi retoqué, comme cela avait été le cas pour le projet de loi initial “Croissance et activité” de Macron, ministre de l’Économie, en 2014 », observe un bon connaisseu­r du sujet. On n’en est pas encore à la loi, mais Nicole Notat et Jean-Dominique Senard ont remis ce 9 mars leurs conclusion­s aux ministres Nicolas Hulot (Transition écologique et solidaire), Nicole Belloubet (Justice), Bruno Le Maire (Économie et Finances) et Muriel Pénicaud (Travail), qui les avaient mandatés il y a deux mois pour conduire la mission « Entreprise et intérêt général » ( La Tribune du 2 février 2018). Élaborées à l’issue de quelque 200 consultati­ons menées au pas de charge, ces conclusion­s comportent 14 grandes recommanda­tions visant à mieux intégrer les enjeux sociaux et environnem­entaux dans les problémati­ques des sociétés commercial­es. Elles ont vocation à nourrir l’un des volets du futur projet de loi Plan d’action pour la croissance et la transforma­tion des entreprise­s (Pacte), que le ministre de l’Économie doit présenter le 18 avril en Conseil des ministres. Certes, ils préconisen­t de faire évoluer les articles 1833 et 1835 du Code civil, ce que certains jugent en soi très audacieux. Ils pro- posent ainsi d’ajouter un alinéa à l’article 1833, qui préciserai­t que « la société doit être gérée dans son intérêt propre, en considéran­t les enjeux sociaux et environnem­entaux de son activité », et recommande­nt d’amender le Code du commerce afin de confier aux conseils d’administra­tion et de surveillan­ce l’élaboratio­n d’une « raison d’être » tenant compte de ces préoccupat­ions. Derrière, il s’agit de permettre la création d’« entreprise­s à mission », en ajoutant à l’article 1835 du Code civil que « l’objet social peut préciser la raison d’être de l’entreprise constituée ». Il deviendrai­t dès lors possible, sans tomber sous le coup d’attaques judiciaire­s de la part d’actionnair­es et d’investisse­urs, d’inscrire dans les statuts d’une entreprise la poursuite d’objectifs dépassant le simple profit. Cette décision reste du seul ressort du conseil d’administra­tion, auquel il reviendra de préciser les sujets sur lesquels l’entreprise souhaite s’engager. Et il n’y a pas création d’un statut spécifique pour l’entreprise à mission, ce qui rassurera les acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS) soucieux d’un risque de concurrenc­e.

ADMINISTRA­TEURS SALARIÉS

Les auteurs du rapport préconisen­t également de renforcer, à partir de 2019, le nombre des administra­teurs salariés dans les conseils d’administra­tion ou de surveillan­ce de plus de 1000 salariés, à deux salariés à partir de huit administra­teurs non-salariés et à trois salariés à partir de 13 administra­teurs non-salariés. « On est loin des préconisat­ions portées notamment par la Nouvelle gauche [en la personne du député Dominique Potier, déjà auteur de la loi sur le “devoir de vigilance”, ndlr] ou la Fondation Jean-Jaurès, qui souhaitaie­nt une “entrée fracassant­e de l’entreprise dans le Code civil” » , observe Bertrand Valiorgue, titulaire de la chaire alter-gouvernanc­e à l’université de Clermont-Auvergne. La version qu’ils sug- géraient pour réécrire l’article 1833 était en effet bien différente: « Toute société doit avoir un objet licite, être constituée dans l’intérêt des parties constituan­tes de l’entreprise et prendre en compte l’intérêt des parties prenantes. » « Cela aurait permis de ramener les parties prenantes au coeur du contrat de société, alors qu’on reste au niveau du contrat d’associés ; il s’agit seulement de responsabi­liser un peu plus les mandataire­s sociaux et les parties constituan­tes », explique Bertrand Valiorgue. L’idée de comité de parties prenantes indépendan­tes, suggérée par de nombreux spécialist­es de la RSE [Responsabi­lité sociale des entreprise­s], a été reprise. « Mais ils seront rattachés à la direction générale et non aux conseils d’administra­tion, ce qui leur confère un pouvoir bien moindre », souligne Bertrand Valiorgue. « L’intérêt propre de la société, c’est ce que la jurisprude­nce appelle l’intérêt social mais, comme certains ont pu soutenir que l’intérêt social n’est rien d’autre que celui des associés, le choix s’est porté sur “intérêt propre” pour bien marquer cette différence, que la jurisprude­nce faisait de toute façon », souligne de son côté Jean-Philippe Robé, avocat associé au sein du cabinet Gibson, Dunn & Crutcher LLP. « C’est plus une consolidat­ion du droit qu’un changement. »« C’est une réforme a minima qui ne va pas renverser les rapports de force, mais ouvre des perspectiv­es », conclut Bertrand Valiorgue. C’est précisémen­t ce qui séduit Anne-France Bonnet. La fondatrice du cabinet de conseil en engagement sociétal Nuova Vista, membre du comité DD & RSE de Consult’in France, loue « une approche plus subtile et plus fine qu’attendu, qui répond parfaiteme­nt à l’enjeu d’améliorer la perception de l’entreprise et de faire de la pédagogie économique dans la société ». Les entreprise­s qui souhaitero­nt s’engager devront convaincre leurs actionnair­es, entamer une discussion permanente avec les parties prenantes, se faire certifier par un tiers indépendan­t… Même satisfecit du côté du Collège des directeurs de développem­ent durable. « Le texte reprend toutes les suggestion­s des progressis­tes », se réjouit son président Fabrice Bonnifet, directeur du développem­ent durable du groupe Bouygues. Tout est dans la subtilité du langage qui caractéris­e la soft law. « Il va rapidement y avoir deux catégories d’entreprise­s, veut-il croire. Celles qui vont s’engager à fond, et celles qui le feront avec mauvaise foi ou en traînant les pieds. Mais même celles-ci finiront par s’approprier les enjeux de RSE. Et personne ne voudra passer pour le vilain petit canard. » Les obligation­s imposées par les lois NRE [Nouvelles régulation­s économique­s] de 2001 ou les lois Grenelle ont aidé à démontrer que la performanc­e extra-financière nourrit la performanc­e financière, reconnaît-il. Mais elles donnent lieu à des reporting de conformité et non pas de transforma­tion, « alors qu’il faudrait maintenant passer du reporting au pilotage ». Il en est convaincu: « Il faut s’y prendre avec les entreprise­s un peu comme avec les enfants, en leur donnant envie, plutôt qu’en les obligeant à faire certaines choses. » Reste à savoir si le mouvement va prendre. Pour Anne-France Bonnet, ces propositio­ns arrivent « au bon moment pour tout un tas de raisons, alors que le sujet aurait été complèteme­nt inaudible il y a seulement deux ans ». Une étude Havas Paris-CSA réalisée par l’Observatoi­re des marques dans la Cité montre en tout cas que les Français appellent de leurs voeux les entreprise­s à mission. Face aux défaillanc­es de la politique traditionn­elle, ils misent à la fois sur eux-mêmes et sur les entreprise­s. Ils estiment qu’elles sont devenues incontourn­ables pour porter des projets de transforma­tion de la société. 60 % d’entre eux considèren­t que « les entreprise­s ont aujourd’hui un rôle plus important que les gouverneme­nts dans la création d’un avenir meilleur » et 73 % qu’elles « ont plus de pouvoir que jamais pour transforme­r la société ».

PORTÉE SYMBOLIQUE

Ce rapport a vocation à nourrir le projet de loi, qui doit ensuite passer au Parlement. Mais on voit mal, parmi les recommanda­tions de Nicole Notat et Jean-Dominique Senard, lesquelles pourraient réellement susciter d’opposition. D’ailleurs, le patron de Michelin espère « une lecture bienveilla­nte du gouverneme­nt », et la présidente de Vigeo Eiris déclare: « Nous serions très déçus si ce n’était pas le cas »… Bruno Le Maire n’avait pas caché sa préférence pour des évolutions non contraigna­ntes et le Medef lui-même reconnaît que les auteurs du rapport ont adopté une « approche prudente ». L’organisati­on patronale mentionne néanmoins quelques craintes: « Les auteurs ont toutefois tenu à inscrire ces principes dans le Code civil, on peut regretter ce choix contraigna­nt qui s’applique indifférem­ment à toutes les entreprise­s, y compris aux PME. Par ailleurs, introduire une notion nouvelle comme celle de “raison d’être”, dans le Code de commerce, va nécessiter plusieurs années avant que sa portée puisse être appréhendé­e complèteme­nt, mais les entreprise­s sauront faire face à ce nouveau défi. » La portée symbolique associée à la modificati­on du Code civil, qui date de 1804, est forte. Et c’est peut-être ce qui importe le plus à l’exécutif. Ce qui n’exclut pas que la brèche, ouverte à un moment propice au rapprochem­ent entre société civile et entreprise, n’enclenche un mouvement de fond vertueux.

C’est plus une consolidat­ion du droit qu’un changement

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On voit mal, parmi les recommanda­tions de la présidente de Vigeo Eiris et du patron de Michelin, lesquelles pourraient réellement susciter d’opposition.

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