Entretien Laurent Berger (CFDT) :
« L’entreprise n’est pas un problème, mais une solution »
Gestion par ordonnances, réformes multiples (Code du travail, formation professionnelle, contrats de travail, apprentissage, SNCF, fonctions publiques hospitalière et territoriale, etc.), réflexions structurelles (rapport Notat-Senard, loi Pacte) avec pour toile de fond l’élection à la présidence du Medef : l’actualité sociale est brûlante. En cause, l’agenda et les méthodes du gouvernement pour mettre en oeuvre des transformations structurelles supposées décongestionner le marché de l’emploi, dynamiser l’économie et la croissance, libérer les énergies entrepreneuriales. Un « tourbillon macronien », ainsi résumé par l’expert en stratégie sociale Raymond Soubie, qui néglige ce qu’il devrait questionner en priorité : le travail, éclipsé depuis plusieurs décennies par l’enjeu de l’emploi. L’analyse, les convictions, les propositions que le secrétaire général de la CFDT Laurent Berger partage dans Au boulot ! (aux éditions de l’Aube, en partenariat avec La Tribune) constituent une grille de lecture singulière sur la problématique du travail et ses ramifications : l’entreprise, la démocratie, la société. Leur caractère atemporel et de fond est précieux pour interpréter les enjeux d’un printemps social tendu. Extraits. d’identité fondamental. Autour du travail et grâce au travail se construisent des relations affectives fortes, grandissent des opportunités d’épanouissement, d’accomplissement ; s’ancre une manière d’exister socialement ; se concentrent des sujets de conversation parmi les plus réguliers au sein de la famille… Bref, dans le travail se structure une immense partie de nousmême. Et cela même s’il est peu visible dans les sphères médiatiques ou publiques. Le travail est incroyablement présent dans nos vies, nos consciences, nos préoccupations individuelles ; il est pourtant étonnamment absent des discours collectifs. Les Français aiment leur travail, même si tout n’y est pas parfait. Ils aspirent massivement à l’autonomie, à la bienveillance, à la coopération, à l’initiative, à la reconnaissance. Et si l’on regarde ce qui peut être amélioré, il existe une intime corrélation entre, d’un côté, souffrir au travail, éprouver des troubles du sommeil ou d’addiction, et, de l’autre, peiner à s’organiser, se sentir isolé de ses collègues ou négligé, méprisé, abandonné par sa hiérarchie. Cette aspiration à l’autonomie et à la bienveillance n’est pas seulement une exigence des travailleurs ; c’est un enjeu de santé publique. Chaque fois que l’on prive les travailleurs de cet environnement propice, de la capacité à être acteurs dans leur travail, leur santé se dégrade. Changer le travail devient donc une absolue nécessité.
politique –, il détourne notre attention du travail… Nous sommes obnubilés par le sujet de l’emploi, et nous en avons en effet oublié le travail. On parle des statistiques de l’emploi et on en oublie la vie réelle des femmes et des hommes. Celle des demandeurs d’emploi, qui ne sont pas des chiffres, mais des personnes. Et celle des personnes en emploi, qui ont un vécu au travail, un métier, une vie. Or lorsqu’« on » ne s’occupe plus de la « vie réelle » des gens, lorsque l’individu ne se sent plus considéré dans son travail par la sphère publique, il « décroche ». En premier lieu des mécanismes démocratiques et citoyens. Il est grand temps de regarder à hauteur de femme et d’homme, de remettre le travail dans la lumière, et pour cela de replacer le travail au centre du débat public. C’est d’autant plus essentiel que l’enseignement le plus étonnant et le plus précieux de cette enquête que nous avons menée tord le cou à nombre de préjugés. Certes, l’espace du travail est ambivalent, il concentre des situations antagoniques, l’espace où l’on vit son travail est par nature vivant, donc perfectible. Mais les travailleurs n’ont aucunement une conception doloriste, misérabiliste, avilissante du travail, cette conception sombre voire mortifère si communément placardée dans la sphère publique. Ce que les Français expriment sur leur relation au travail constitue une grille de lecture de l’« état » de la société. Ce que la société est, devient, se prépare à, vous inquiète-t-il pour l’avenir du travail ? Le désir, non seulement d’autonomie, de bienveillance et de fierté, mais aussi de reconnaissance et de respect, de relations apaisées voire pacifiées, est commun à ce que nous voulons dans la vie personnelle et dans la vie professionnelle. Être considéré pleinement et entièrement dans son travail comme dans son quartier, son association, ses sphères familiale et amicale, n’est-ce pas une aspiration légitime? Mais aussi la manière de répondre à une question fondamentale : à quoi sers-je? L’administration ou l’entreprise ne forment pas un « monde à part » hermétique à ce qui l’environne. Heureusement ! La radicalisation des attitudes, la culture des boucs émissaires, la stratégie de stigmatisation ou d’exclusion, affectent nécessairement l’espace du travail. C’est la raison pour laquelle l’entreprise a plus que jamais le devoir de considérer les aspirations des salariés, de tendre vers des conditions de travail décentes, respectueuses, harmonieuses, responsab ilisantes, non seulement pour résister à ces poisons, mais surtout pour y apporter les antidotes. L’entreprise n’est pas un « problème de la société » ; elle est au contraire « une partie de ses solutions ». Y développer la diversité, la démocratie, l’anticipation, la solidarité, la bienveillance, l’émancipation, c’est nourrir la société elle-même de ces valeurs. On ne change pas en profondeur la société si on nie l’absolue nécessité de changer le travail. Ces deux transformations, indissociables, sollicitent des ambitions concrètes. Par exemple, on ne peut pas espérer transformer la démocratie dans la société si l’entreprise ne prend pas sa « part » dans la réflexion. Et les maux dont souffre la démocratie représentative ne sont pas imperméables à ceux qui affectent le fonctionnement du travail dans l’entreprise. Comment peut-on « tirer vers le haut » une telle consubstantialité ? Incontestablement, ces situations sont imbriquées, et même « se répondent ». La démocratie ne s’arrête pas à la porte des administrations et des entreprises. Ne faisons pas comme si ces mondes étaient étanches. L’état inquiétant de notre démocratie impacte le monde du travail. Chaque fois que sont délivrées des paroles nauséabondes dressant les gens les uns contre les autres, elles fragilisent les consciences non seulement dans la société, mais aussi au travail. Le doute sur les décideurs peut contaminer le monde du travail. Et en sens inverse, le monde du travail irrigue la démocratie. L’incertitude économique, le ressentiment sur sa situation professionnelle produisent des effets politiques. Heureusement, la solidarité propre au monde du travail permet de trouver des solutions « ensemble ». Ce qui m’inquiète le plus, ce sont les inégalités. Inégalités sociales, bien sûr, mais aussi de revenus, qui prennent des proportions extrêmement inquiétantes une fois superposées sur les fractures territoriales, aujourd’hui considérables. Or sans une cohésion territoriale et sociale – que l’exercice du travail doit incarner –, sans l’objectif d’assurer du « mieux » pour tous, l’avenir de la démocratie sera très sombre. Et c’est d’ailleurs sur l’existence de cette fracture que prospère la rhétorique populiste, europhobe et identitaire… Qu’elle porte sur la société ou le travail, une vision misérabiliste alimente les populismes de tous ordres. La réalité du travail est tout sauf binaire, et le rapport qu’on entretient à l’exercice de son travail est, là encore, multiforme voire contrasté. Qui n’a pas en même temps éprouvé des déconvenues et cultivé des satisfactions sur son lieu de travail ? Nous nous focalisons excessivement – syndicats compris, évidemment, et nous devons faire, dans ce domaine, notre autocritique – sur le mal-être au travail ; ne doit-on pas également prospecter ce qui nourrit le bienêtre au travail ? Les travailleurs aspirent à faire du « bon boulot ». Cette aspiration convoque la responsabilité de tous. Médias compris. Ces derniers doivent cesser de se polariser presque exclusivement sur ce qui « va mal » – conflits, burn out, suicides, etc. –, censé mieux capter les attentions. L’enjeu est de revenir à une exposition objective, plutôt que partielle et partiale, de la réalité du travail. Restituer la fierté du travail « bien fait » contribue à faire progresser les conditions d’exercice du travail. Le rapport au travail n’est, bien sûr, pas identique selon les typologies d’organisations. Dans la fonction publique, de quoi le travail souffre-t-il particulièrement ? Est-ce lié à un dépérissement supposé d’une partie de la société pour la notion d’« intérêt général » et donc de « service public » ? Imaginez le quotidien d’un agent du service public. Depuis de nombreuses années et de plus en plus intensément, à quoi entend-il sa condition résumée dans la bouche de beaucoup de dirigeants politiques et du patronat, relayé par les médias? À un coût. « La fonction publique pèse beaucoup trop sur les finances publiques et donc sur la santé de l’économie »… « Comment réduire le corps social des fonctionnaires »… : trop souvent, la réalité de l’action publique n’est traitée que par le prisme – au demeurant très culpabilisant – des économies à réaliser. Les agents publics ont, chevillés au corps, le sens du service public et la conscience de leur mission ; or personne ne les reconnaît, personne ne semble réfléchir aux moyens de leur permettre de mieux exercer leur rôle en faveur de la cohésion sociale. Voilà le terreau de cette crise du travail si particulière dans le secteur public, et en premier lieu dans les fonctions publiques, d’État et hospitalière, où les coups de rabot, la désorganisation chronique, le management déresponsabilisant et l’absence presque totale de dialogue social accentuent le mal-être. Et le constat est d’autant plus inconcevable que les plus virulents contempteurs sont souvent les premiers à se féliciter et à profiter pleinement de la qualité des services publics de santé, de sécurité, d’infrastructures, etc. Or connaît-on des entreprises privées qui s’installent ou demeurent là où l’offre d’écoles, d’hôpitaux, de réseaux routiers ou ferroviaires est inexistante ou défaillante, bref, là où la cohésion sociale est en panne? Dans un tel contexte de négation de la richesse que constituent les agents de la fonction publique, dans un tel contexte de gestion purement budgétaire des ressources humaines, il est parfois bien difficile pour ce personnel d’éprouver la fierté du travail « bien fait », de se sentir utile et considéré. Où et quels sont les ennemis de ce travail émancipateur et fondateur ? Les tentations autoritaires doivent être condamnées, et avec elles les logiques descendantes et obsolètes d’obéissance, l’injonction au silence, et, bien sûr, la tyrannie du court terme. Quelles pistes concrètes voulez-vous mettre en lumière, qui incarnent la concrétisation efficace de ce projet, de ce collectif voire de ce « bien commun » qu’est l’entreprise ? Car ne nous méprenons pas : le degré de compétence des représentants est faible, le dogmatisme idéologique est aigu, et leur médiocre représentativité obère leur légitimité. La France n’est pas l’Allemagne ou les pays scandinaves. Cette insuffisance rend-elle crédible la participation des élus aux instances décisionnelles de l’entreprise ? Comment, dans de telles conditions, mettre en oeuvre votre « codétermination à la française » ? La compétence des représentants du personnel constitue un débat fallacieux. Stigmatiser les syndicats et leur supposée incompétence, c’est discréditer les salariés eux-mêmes. Un syndicaliste n’est pas un expert, mais un salarié qui, dans une administration ou une entreprise, accepte de représenter et de défendre ses collègues. Opposer subrepticement travailleurs et syndicalistes comme si ces derniers étaient extérieurs au monde du travail, c’est instiller l’idée, double, qu’aucun salarié ne possède le niveau pour « comprendre » et pour « décider », et qu’il est donc préférable de « décider à sa place ». L’entreprise ne peut pas être le terrain de l’arbitraire. Une entreprise, c’est un projet collectif qui réunit du capital et du travail. Donc, une gouvernance équilibrée ne peut être que celle qui donne une voix au travail en rapport avec son rôle dans la création de valeur. Et l’intérêt du travailleur est, en certains points, le même que celui de l’entreprise : sa permanence dans le temps, sa robustesse et sa résilience face aux chocs. L’axe cardinal, c’est donc la participation des représentants des salariés au conseil d’administration. La composition de ce dernier doit refléter une diversité de vécus et de compétences. L’une d’entre elles consiste à « comprendre » le corps social, à connaître intimement le travail au sein de l’entreprise, formant là une des conditions de l’efficacité des conseils d’administration au bénéfice de l’ensemble des acteurs – actionnaires compris, bien entendu. Ce que des dirigeants d’entreprise confient sur les bienfaits de cette participation est d’ailleurs sans équivoque : elle assure une meilleure connaissance des métiers, des potentialités, des personnalités, et un dialogue social densifié qui profitent à la stratégie d’ensemble décidée en conseil. Tout cela nécessite, effectivement, que les représentants du personnel soient « à la hauteur » de l’enjeu. Nous y travaillons. Et surtout, ils y travaillent! (…)