La Tribune Hebdomadaire

Air France et le triangle d’incompatib­ilité de Macron

- PAR PHILIPPE MABILLE DIRECTEUR DE LA RÉDACTION @phmabille

La crise qui a frappé Air France, la plus longue grève de son histoire depuis celle de 1971, ne s’est pas terminée avec le départ de son président, Jean-Marc Janaillac. Il y a un malaise social profond au sein de la compagnie aérienne, qui conserve des réflexes d’entreprise publique avec une partie du personnel se comportant comme si l’État finira toujours par sauver Air France de ses turpitudes. Le parallèle avec la grève à la SNCF, même si les motifs sont différents, est flagrant. Voilà deux secteurs clefs de l’économie des transports qui connaissen­t une crise de transition profonde, sans doute inévitable, et dont il est bien difficile de prédire une issue. À Air France, même si les rémunérati­ons n’ont pas été à proprement parler gelés, comme le disent les syndicats (il y a en effet applicatio­n de mesures automatiqu­es comme l’ancienneté et les promotions individuel­les), le sujet salarial est au coeur de la recherche d’un nouveau compromis social. La direction a tenté, par la voix du référendum, de trancher la question, mais s’est heurtée à l’impatience de la majorité des salariés, qui ont l’impression de fournir en permanence des efforts de productivi­té, sans retour suffisamme­nt rapide. Jean-Marc Janaillac, en quittant Air France, ne s’en est pas caché: « Mon objectif était de provoquer un choc, explique-t-il. Ce n’est pas exactement celui auquel j’avais pensé. Je me suis engagé personnell­ement car la stratégie de croissance rentable d’Air France était la mienne. Mais si les salariés d’Air France refusaient d’attendre pour en récolter les fruits, cette stratégie n’était plus tenable. » Le PDG d’Air France était confronté à un triangle d’incompatib­ilité: restaurer les marges de la compagnie pour s’aligner sur celles, bien meilleures, de la concurrenc­e, investir dans un nouveau plan stratégiqu­e pour remettre Air France dans le match en termes de prix et de qualité de service, et récompense­r les efforts des années précédente­s dans un compromis compatible avec les conditions d’exploitati­on actuelle et à venir. Il va sans dire que le secteur aérien a bénéficié d’un contexte propice ces dernières années : baisse du prix du pétrole et augmentati­on du trafic. Mais la hausse du prix du baril, qui a flambé ces dernières semaines, pourrait changer rapidement la donne. En outre, selon Janaillac, Air France souffre d’un différenti­el de compétitiv­ité avec Lufthansa, qu’il chiffre à 500 millions d’euros. L’ex-PDG l’a dit sans détours: « Air France ne peut lutter à armes égales avec la concurrenc­e. Mais il n’est pas possible de demander à l’État des baisses de charges, qui sont quelque part un effort supplément­aire pour les contribuab­les, tout en accordant dans le même temps, de fortes hausses de salaires » . Il pose donc la question de la légitimité de la présence de l’État, qui détient 14 % du capital et 23 % des droits de vote. Dans la recherche d’une solution pour sauver la compagnie française d’une mort lente, à la Alitalia, voire d’une mort tout court, à la Swissair, le gouverneme­nt est désormais au pied du mur. La réponse à la crise semble évidente: l’État doit « en même temps » profiter des Assises du transport aérien pour revoir à la baisse les charges qui pèsent en excès sur ce secteur décisif pour l’image du pays (imagine-t-on la France sans Air France?) et franchir le Rubicon d’une sortie, définitive, du capital, dont on a vu les effets délétères. Au moment où Bercy s’apprête à privatiser Aéroports de Paris, la question ne peut plus être éludée. Ce triangle d’ incompatib­ilité qui a conduit à la crise à Air France, Emmanuel Macron est en train d’en faire, lui aussi, l’expérience à l’échelle du pays. Certes, toute la France n’est pas en grève pour réclamer des hausses de salaires, tant s’en faut. Si arbitrage il y a, c’est bien en faveur de l’emploi, chômage de masse oblige. Cinquante ans après 1968, l’heure n’est pas à de nouveaux accords de Grenelle. Pour autant, la question d’un meilleur partage salaires-profits est au coeur du débat politique. L’étude d’Oxfam sur les dividendes versés par le CAC 40, selon laquelle les plus grands groupes français ont distribué 67,5 % de leurs bénéfices à leurs actionnair­es, consacrant seulement 27,5 % aux investisse­ments et un petit 5 % aux salariés sous forme d’intéressem­ent et de participat­ion, est certes très critiquabl­e sur le fond comme la forme. Elle mélange des choux et des carottes, ne prend pas en compte les salaires dans le partage primaire de la valeur ajoutée et oublie que l’Insee vient de montrer qu’en France, la part des salaires et des dividendes dans la valeur ajoutée est restée stable. En outre, le CAC 40 n’est pas la France, ces groupes réalisant souvent plus de la moitié de leurs profits à l’étranger. Pour autant, il y a bien une impatience croissante des salariés qui ont le sentiment de ne pas être récompensé­s des efforts consentis. Emmanuel Macron a essayé d’y répondre, par le transfert des charges sociales vers la CSG, qui se traduit par un transfert des revenus du capital et de celui des retraités vers les actifs. Mais ce pis-aller, qui ne produira pleinement ses effets qu’en octobre, laisse sceptique. Surtout, il pourrait être largement compensé par la hausse du prix des carburants et voir son impact sur la feuille de paie annulé par l’applicatio­n, au 1er janvier prochain, de la retenue à la source. De sorte qu’on peut le prédire: Air France n’a été qu’une avant-garde. 2019 pourrait bien être à la fois l’année du retour de l’inflation et celle d’une montée des revendicat­ions salariales et d’un partage plus favorable aux salariés des fruits de la croissance.

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