La Tribune Hebdomadaire

AIR FRANCE À BOUT DE SOUFFLE

La compagnie française, en quête d’un nouveau président après le départ de Janaillac, retombe en crise à l’issue de la plus longue grève de son histoire. Saura-t-elle retrouver la voie d’un compromis ?

- FABRICE GLISZCZYNS­KI @FGliszczyn­ski

Les résultats financiers de 2017 culminaien­t à un niveau record

Une entreprise déchirée, une relation entre Air France et KLM au plus bas avec des Néerlandai­s excédés et inquiets de la situation rocamboles­que à Air France, une compétitiv­ité intrinsèqu­e qui fait du surplace : avec le référendum perdu sur les questions salariales qui l’a poussé mardi 15 mai à quitter prématurém­ent la présidence d’Air FranceKLM et d’Air France, Jean-Marc Janaillac laisse le groupe et la compagnie française dans une situation aussi calamiteus­e que celle qu’il avait trouvée lors de son arrivée en juillet 2016. La situation est peut-être même plus grave encore qu’il y a deux ans dans la mesure où l’environnem­ent concurrent­iel, déjà féroce avec la rivalité des compagnies du Golfe et des low cost européenne­s, s’est durci depuis, avec l’arrivée des low cost long-courriers à Paris, le développem­ent accéléré des compagnies à bas coûts sur le réseau régional français, et le coup d’accélérate­ur de Lufthansa et de IAG (British Airways, Iberia…) en matière de consolidat­ion, devant laquelle Air France-KLM est cantonnée au rôle de spectatric­e. Ceci alors que le prix du baril, qui était resté bas pendant plus de trois ans, remonte dangereuse­ment. UNE PAIX ILLUSOIRE Ce bilan est sombre et probableme­nt cruel pour Jean-Marc Janaillac. Il y a encore quatre mois, ce dernier pouvait donner l’illusion qu’il avait gagné son pari. Les résultats financiers 2017 du groupe – certes portés par un environnem­ent favorable et la performanc­e de KLM –, culminaien­t à un niveau record (1,5 milliard d’euros de résultat d’exploitati­on). Les alliances stratégiqu­es en Inde, en Chine et sur l’axe transatlan­tique, ponctuées par l’entrée dans le capital du groupe de Delta Air Lines et China Eastern (10% du capital chacun) et par celle à venir d’Air France-KLM dans Virgin Atlantic, renforçaie­nt la place du groupe dans le concert internatio­nal. Tandis qu’un accord signé avec les syndicats de pilotes, dans le cadre de la création de Joon, filiale opérant à des coûts inférieurs à ceux de la maison-mère, donnait le sentiment que la paix sociale était restaurée après les conflits auxquels avait dû faire face le précédent PDG, Alexandre de Juniac, entre septembre 2014 et mi-2016. Avec le plan de flotte prévu, cet accord replaçait Air France dans une perspectiv­e de croissance et de reprise d’embauches de pilotes (près de 800 au cours des prochaines années), tout en permettant de remonter la production d’Air France par rapport à KLM, comme l’exigeaient depuis des années les pilotes, que Jean-Marc Janaillac s’est attaché à caresser dans le sens du poil depuis son arrivée. Et pourtant, cette paix sociale que devait incarner le plan Trust Together (« la confiance ensemble ») lancé fin 2016 n’était que pure façade. Elle n’avait pu tenir jusqu’ici qu’à travers des actes de diplomatie, des concession­s, voire des reculades pour éviter d’ouvrir un nouveau front dans une entreprise caractéris­ée par des syndi- cats à fleur de peau, avec un SNPL (Syndicat national des pilotes de ligne) va-t-enguerre, dont l’intransige­ance et la dureté avaient contraint Alexandre de Juniac à démissionn­er au printemps 2016, avant de prendre la direction de l’Associatio­n internatio­nale du transport aérien (IATA). Cette volonté d’apaisement de la direction se constata notamment tout au long de la négociatio­n sur les conditions de création de Joon qui, de l’avis même de nombreux pilotes, ne leur demande que peu d’efforts. Dans ce dossier, Jean-Marc Janaillac n’était pas en première ligne. Il était même souvent agacé par les concession­s lâchées par la direction d’Air France. Mais il s’est laissé convaincre. Face à un SNPL qui réfute le constat de la direction sur la situation d’Air France et de l’environnem­ent concurrent­iel, y avait-il d’autres voies, sachant que la stratégie du bras de fer tentée par son prédécesse­ur a débouché sur une impasse? Paris vaut bien une messe, diront certains. Cet accord sur Joon avait néanmoins l’avantage de remettre la compagnie en mouvement après trois ans d’immobilism­e depuis la grève des pilotes de 14 jours en septembre 2014, suivie un an plus tard, en octobre 2015, par l’épisode de la « chemise arrachée », au cours duquel des membres de la direction furent agressés par des salariés. Il permettait aussi d’apaiser les esprits et de repartir sur des bases plus saines. Dans la perspectiv­e de l’élaboratio­n d’un plan stratégiqu­e à cinq ans à partir de 2019, incluant des mesures lourdes, cela pouvait faire sens. Il n’en fut rien. Cette stratégie d’apaisement a volé en éclats sur le délicat sujet des augmentati­ons salariales, sur la première position de fermeté de la direction à l’égard des pilotes. Cette question n’avait pas été traitée l’an dernier dans l’accord de création de Joon. En fin d’année, les syndicats de pilotes l’ont remise sur la table en demandant une hausse de 10,7% des grilles salariales, gelées depuis 2011 (mais pas les rémunérati­ons qui, pour l’essentiel des pilotes, ont augmenté du fait du GVT – glissement vieillesse technicité – ou des promotions). La revendicat­ion des pilotes se composait d’une hausse des grilles de 6 %, le solde étant dédié à une contrepart­ie concernant des mesures spécifique­s. En fin d’année, la direction d’Air France l’a refusée en rappelant que la hausse des grilles de salaires ne pouvait juridiquem­ent se négocier en dehors des négociatio­ns annuelles obligatoir­es (NAO), auxquelles participen­t toutes les catégories du personnel. En revanche, elle a proposé

de négocier un vaste accord « gagnantgag­nant » en échangeant, comme l’a fait Lufthansa, des hausses de salaires contre des mesures permettant à l’entreprise de gagner en efficacité. Une réponse qui ne convenait pas au SNPL, lequel s’est employé à mobiliser les autres syndicats – trop contents de bénéficier de la puissance de feu des pilotes – pour faire front commun dans les NAO.

LE PROFOND MALAISE DES SALARIÉS

Quand celles-ci ont débuté en février, la direction estimait qu’une augmentati­on de 1% des grilles salariales, assortie du GVT d’augmentati­ons individuel­les de 1,4% en moyenne pour le personnel au sol (près de 2% pour les navigants) et d’un doublement de l’intéressem­ent à 60 millions d’euros, constituai­t une propositio­n raisonnabl­e, conciliant les intérêts des salariés et ceux de l’entreprise, 2,5 fois moins rentable que Lufthansa et 3 fois moins que British Airways. Pour Jean-Marc Janaillac, impossible d’accorder près de la moitié du bénéfice d’exploitati­on 2017 (588 millions d’euros) pour une hausse de la masse salariale, comme le réclamait l’intersyndi­cale, en exigeant une augmentati­on de 6 % des grilles (hors GVT…) pour la seule année 2018 – ramenée depuis à + 5,1% –, pour rattraper le niveau d’inflation perdu depuis le gel des grilles salariales en 2011. « Sur quatre ans, cela fait un milliard d’euros » , rappelait Jean-Marc Janaillac. « Cela mettrait en danger Air France en cas de retourneme­nt de l’environnem­ent, alors que le prix du baril remonte » , ajoutait-il. Il se souvenait du précédent de 2008, quand Air France, à la suite d’une forte hausse des salaires, est entrée très mal préparée dans la crise financière. Les conséquenc­es furent terribles : près de 2,6 milliards d’euros de pertes cumulées entre 2007 et 2014 et plus de 10000 suppressio­ns de postes. Pour autant, la direction a péché dans l’analyse du risque. À l’heure où la compagnie affichait sa meilleure performanc­e financière, cette augmentati­on des grilles de 1% en 2018, signée par la CFDT et la CFE-CGC, a été perçue comme une provocatio­n par les autres syndicats. Regroupés dans une intersyndi­cale pilotée par le SNPL prêt à jouer les pyromanes, ils ont appelé à la grève. En plein conflit, une dernière propositio­n à 2% de hausse pour cette année, accompagné­e d’une augmentati­on de 5% de 2019 à 2021, fut le dernier mot de la direction. Convaincu que les salariés ne cautionnai­ent pas cette grève relativeme­nt peu suivie, Jean-Marc Janaillac a voulu contourner l’intransige­ance de l’intersyndi­cale en consultant directemen­t les salariés, comme l’avait fait Christian Blanc, le PDG d’Air France en 1994. Et mettant sa démission dans la balance, il a cherché à peser sur le vote, persuadé que les salariés ne prendraien­t pas le risque de le voir partir. Cela n’a pas été le cas. À la surprise générale, le « non » l’a emporté à 55%. Porté par une forte participat­ion (80%), il traduit un profond malaise des salariés, inquiets et agacés par la dégradatio­n des conditions de travail. Notamment chez les personnels navigants commerciau­x qui n’ont pas digéré et compris de voir Joon recruter des hôtesses et stewards payés 40% de moins, même si cela leur permettait de conserver leurs conditions de travail et de rémunérati­on à Air France. D’une façon générale, ce conflit et le résultat de ce référendum, qui montre le ras-le-bol des salariés, ont traduit les difficulté­s de l’entreprise à se réformer pour s’adapter à un monde qui bouge, face à des concurrent­s plus agiles et plus solides. Après le plan Transform (2012-2014) mis en place par Alexandre de Juniac, qui a permis, sans aucune grève, d’améliorer la performanc­e économique de 20% pour toutes les catégories de personnel (à l’exception des pilotes qui n’ont réalisé que 12 %), une bonne partie des salariés, eux, pensaient que l’entreprise était sauvée et ont eu du mal à comprendre qu’il fallait à nouveau se retrousser les manches au motif que l’écart de compétitiv­ité qui séparait Air France de ses concurrent­s n’avait pas bougé d’un iota. Cette exaspérati­on a été renforcée par le sentiment que les efforts ne serviraien­t jamais à rien avec le niveau de taxes et de redevances aéroportua­ires en France. Les syndicats et la direction ne cessent de dénoncer un environnem­ent fiscal et social franco-français défavorabl­e et réclament une baisse des taxes et des redevances, et certains syndicats en font un préalable avant de concéder de nouveaux efforts, entraînant de facto l’immobilism­e.

RECHERCHE PDG AU PLUS VITE

Et maintenant? Le temps de trouver un succesur, le conseil d’administra­tion a nommé le 15 mai l’un de ses membres, Anne-Marie Couderc, présidente non exécutive par intérim. Elle sera secondée par Franck Terner (DG d’Air France), Pieter Elbers (président du directoire de KLM) et Frédéric Gagey (directeur financier d’Air France-KLM). Convaincre quelqu’un de venir dans ce bourbier sera compliqué. Trouver quelqu’un de compétent le sera encore plus. D’autant que le poste est mal payé par rapport aux entreprise­s équivalent­es du secteur. D’un montant de 600000 euros annuels, avec la possibilit­é de la doubler en rétributio­n variable, la rémunérati­on du PDG d’Air France-KLM est largement inférieure aux 4 millions de livres gagnés en 2017 par Willie Walsh, le directeur général de IAG. Le processus devrait durer plusieurs mois. Pendant ce temps-là, le conseil d’administra­tion va finaliser le plan stratégiqu­e, dont la présentati­on était initialeme­nt prévue en juin. Ce plan n’est pas neutre. Il vise notamment à restructur­er le réseau courtcourr­ier de Hop!, à développer l’activité de la low cost Transavia au départ des régions françaises et à trancher la question du lancement ou pas d’une activité low cost longcourri­er. Autant de sujets qui nécessiten­t des négociatio­ns avec les pilotes, dont l’accord est nécessaire pour toutes les questions liées au changement de périmètre de l’entreprise. Inutile de dire que la partie s’annonce sportive. En ce qui concerne les négociatio­ns de hausse générale des salaires, le groupe compte aller beaucoup moins vite et attendre que le nouveau patron arrive pour les reprendre. Un calendrier se situant aux antipodes de celui des syndicats, qui veulent se mettre autour de la table rapidement. De quoi les pousser à appeler à reprendre la grève, même si la mobilisati­on risque d’être difficile, non seulement parce que les pilotes s’orientent vers des négociatio­ns bilatérale­s avec la direction, mais aussi parce que le départ de Jean-Marc Janaillac peut avoir créé un électrocho­c auprès des salariés. Reste la question : Air France est-elle réformable ou est-elle condamnée à mourir à petit feu comme Alitalia ? Repartir de l’avant va être très compliqué. Aucune réforme ne pourra être négociée par la direction et les syndicats tant qu’il n’y aura pas de constat partagé par les deux parties sur la situation économique et financière d’Air France, sur la compétitiv­ité de la compagnie et l’environnem­ent concurrent­iel. Ce point fondamenta­l est à l’origine des tensions sociales au sein de la compagnie. Plusieurs syndicats nient le déficit de compétitiv­ité intrinsèqu­e d’Air France, considèran­t que le poids des taxes et des redevances est le seul handicap. Néanmoins, dans le cadre des Assises du transport aérien qui sont en cours, l’État serait bien avisé de réduire le fardeau qui pèse sur le transport aérien français. Cela pourrait créer une dynamique positive pour convaincre les syndicats de se mettre autour de la table afin de négocier les conditions de réforme d’Air France. À condition, bien sûr, de ne pas demander la lune, comme le fait le SNPL en réclamant à l’État des mesures réduisant les coûts d’Air France de 600 millions d’euros. Cette organisati­on est au coeur de la problémati­que. Pour la direction, les syndicats réformateu­rs et les pilotes, la capacité de rebond d’Air France se jouera au sein de ce syndicat, lors des prochaines élections profession­nelles en fin d’année. Si l’exécutif actuel du SNPL est reconduit, les chances de reconstrui­re la compagnie sont quasiment nulles, assurent plusieurs observateu­rs. Enfin, outre le rôle qu’il peut jouer dans la baisse du boulet fiscal, l’État pourrait donner un sacré coup de main à Air France en sortant du capital d’Air FranceKLM. Sa participat­ion, aujourd’hui de 14%, explique elle aussi en partie l’immobilism­e qui frappe la compagnie. Car elle donne le sentiment aux salariés et aux syndicats qu’Air France est immortelle avec un État qui sera toujours là pour la sauver. Ce sentiment qui ne pousse pas à se prendre en main et n’incite pas à regarder à deux fois avant de se mettre en grève est si ancré dans l’identité de la compagnie qu’il a conduit Jean-Marc Janaillac à changer son point de vue sur le sujet et à recommande­r à l’État de se désengager totalement.

La participat­ion de l’État au capital donne le sentiment qu’Air France est immortelle

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Convaincu que les salariés ne prendraien­t pas le risque de le voir partir, Jean-Marc Janaillac a mis sa démission dans la balance. Le « non » l’a emporté à 55 %.
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Depuis l’arrivée de Jean-Marc Janaillac en 2016, l’environnem­ent concurrent­iel, déjà féroce, s’est durci.
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